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Peter O’Hagan
Pierre Boulez – sur Incises
« Dans son délicat équilibre entre les forces de liberté et de contrôle, Sur Incises restera comme l’un des chefs-d’œuvre les plus caractéristiques et les plus significatifs ». Dans sa collection de poche, Contrechamps fait paraître (traduction d’Alfredo Descalzi) l’essai du pianiste et musicologue Peter O’Hagan sur l’un des opus phares des dernières années de Pierre Boulez, Sur Incises. Outre d’analyser en profondeur chaque détail de l’œuvre et d’en avancer l’approche au regard de nombreux exemples musicaux puisés dans la partition, l’auteur interroge la filiation complexe entre Sur Incises pour ensemble et Incises pour piano seul. Loin de s’en laisser conter par l’idée reçue selon laquelle la version pianistique aurait engendré l’extension achevée en 1998, il démontre avec brio comment l’un et l’autre mouture se sont nourries au fil d’une conception de longue haleine.
Dédié à Paul Sacher (1906-1999), l’ami de toujours, Sur Incises s’inscrit dans la lignée des pièces composées avec le cryptogramme SACHER, commencée avec Messagesquisse en 1976 et poursuivi avec Répons (1981-1984). C’est de ce cryptogramme qu’est née l’harmonie de Sur Incises, comme le S initial du dédicataire fait sa note principale (mi bémol). D’autres éléments vinrent nourrir l’inspiration de Boulez. Ainsi de la couleur particulière de la Musique pour cordes, percussion et célesta de Béla Bartók, pour toujours liée à Sacher par la commande qu’en avait fait ce dernier au compositeur hongrois, et, surtout, de l’influence de la musique d’Afrique centrale.
Livrer une esquisse pour piano à un recueil d’hommages à l’ethnomusicologue Simha Arom a ravivé un goût ancien – cette esquisse est triturée par Incises et par Sur Incises –, et lorsque Boulez accepte la publication de sa correspondance avec André Schaeffner, sont actualisés ses liens avec l’hétérophonie africaine, comme en avait témoigné autrefois l’instrumentarium de L’Orestie, du Marteau sans maître et de Pli selon Pli. Si l’on se souvient que le manuscrit de la huitième des Notations de 1945 porte le titre Afrique, O’Hagan nous apprend que la musique africaine suscitait la même année Thème et variations pour la main gauche, à l’instar de la deuxième des Psalmodies qui œuvrait sur les pas de La princesse de Bali, l’un des mouvement du Mana de Jolivet, comme l’affirme également François Meïmoun dans La construction du langage musical de Pierre Boulez [lire notre critique de l’ouvrage]. Dans Sur Incises, la présence insolite des steeldrums révèle, bien au delà de la saveur instrumentale, une fonction rituelle qui s’accomplit pleinement dans l’affranchissement final de toute pulsation. En 1956, lors de l’escale martiniquaise d’une tournée de la Cie Renaud-Barrault, le compositeur put entendre le steeldrum dans les fanfares de rue, et il se trouve qu’en 1996, lorsqu’il s’attelle au métier de Sur Incises, il revient d’Amérique Latine, continent avec lequel il reprenait contact après quarante ans. Dans la procession que rythment les parties de marimba et de timbales, l’auteur voit la réminiscence de toute une époque tournée vers les cultures extra-européennes, mais encore la proximité de la Septième de Mahler (Nachtmusik II) qu’à ce moment-là Boulez enregistrait avec le Cleveland Orchestra.
La connaissance historique du parcours boulézien permet à Peter O’Hagan de renseigner très précisément son approche de l’œuvre. En 1980, Pierre Boulez souhaitait écrire à Maurizio Pollini un concerto pour piano. À l’époque, il est trop occupé par la conception de Répons pour satisfaire ce désir dont il est à nouveau question en 1989, avec une commande qui n’aboutira cependant pas. Dans une lettre au pianiste, le compositeur décrit alors une œuvre, influencée par la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartók et Noces de Stravinsky, qui ressemble déjà beaucoup à Sur Incises, alors même qu’Incises n’a jamais été envisagé. Les quatre minutes de la version originale de la pièce pour piano solo naîtront en 1994. Issues des parties de pianos de Répons, elles sont le résultat d’un vaste travail d’esquisses innombrables, que Boulez entend développer plus tard. Dans la foulée de la création de cette commande du Concours international Umberto Micheli, cinq courtes sections sont ajoutées, alternant pulsation et temps libre, selon une volonté d’élargissement en douze parties du matériau, abandonnée par la suite. L’élaboration d’Incises – le titre emprunte au Traité de l’expression musicale du pianiste suisse Mathis Lussy (1828-1910) et à la théorie grégorienne de Solesmes –, se poursuit jusqu’à la création de la version complète, le 21 novembre 1999 à New York, dont la partition fut encore révisée en 2001.
La structure formelle singulière de Sur Incises hérite encore de cette décision prise par le jeune Boulez de rompre avec les formes du passé, au moment de composer sa Deuxième Sonate (1947). En 1956, la première pièce du Livre II des Structures explore les possibilités de résonnance du piano selon un procédé qu’on retrouve au premier plan de Sur Incises. C’est dire les racines de sa dernière grande page orchestrale. Enfin, l’auteur revient sur l’amitié avec Sacher qui débute en 1951 lorsque le second engage l’ondiste français de vingt-six ans pour une représentation de Jeanne au bûcher d’Honeggerà Bâle, amitié confirmée en 1958 lorsqu’ils se rencontrent une seconde fois lors d’une soirée chez les Strobel qui hébergent Boulez quand il dirige à Baden Baden – sur cet épisode l’on recommande la biographie par Christian Merlin [lire notre critique de l’ouvrage]. Le mécène suisse l’invite à Bâle en tant que chef l’année suivante, puis à enseigner à la Musik Akademie à partir de l’automne suivant. La carrière de Boulez est ponctuée de nombreuses collaborations avec Sacher qui s’est beaucoup impliqué dans la création et les activités de l’Ircam. Sur Incises lui fut dédié pour ses quatre-vingt-dix ans, avec une première le 28 avril 1996, jour J. La deuxième version s’est construite parallèlement à l’extension d’Incises pour piano. S’il est de coutume de considérer le 30 août 1998 comme la date de création de Sur Incises, l’intégralité de la codetta fut en réalité donnée le 22 octobre 1998 à Bâle – un concert auquel j’eus l’avantage d’assister.
« Cette étude est […] un commentaire de ma propre réaction à l’œuvre à mesure que le récit complexe de sa genèse se révélait à moi et que je prenais conscience de son importance musicale ». À quelques jours de l’anniversaire de la disparition du compositeur, ce livre offre une plongée passionnante dans Sur Incises.
BB