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Chroniques
Philippe Boesmans
Julie
Opéra en un acte sur un livret en allemand de Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger, ce nouvel ouvrage de Philippe Boesmans s'inspire de la pièce éditée par August Strinberg en 1888 : Mademoiselle Julie. Une nuit de la Saint-Jean à la fin du XIXe siècle, Julie, la fille unique du comte, se distrait comme elle peut, suite à la rupture de ses fiançailles. Elle danse avec tout un chacun au château, et plus particulièrement avec Jean, l'ami de la cuisinière Kristin. Après avoir bu et partagé quelques rêves, le domestique et elle quittent la cuisine pour la chambre. Désormais, tout bascule. La fuite en Suisse étant impossible faute de moyens, Julie est assaillie par la honte et le remords, tandis que Jean lui trouve moins d'intérêt. Au lever du jour, Julie réapparaît avec une somme d'argent dérobée à son père ; mais Kristin, endimanchée pour se rendre à la messe, apprend tout ce qui s'est passé durant son sommeil et interdit à quiconque de quitter la maison. Fatiguée de vivre, Julie accepte le rasoir que lui tend son dernier amant.
La force de cet ouvrage de soixante-dix minutes, c'est de respecter une unité de temps et – à part l'ellipse de la consommation charnelle – de lieu. Strindberg avait sous-titré sa pièce Tragédie naturaliste et nous retrouvons ici une Salomé moderne qui joue avec le feu, sans imaginer qu'une heure plus tard son sang dégouttera d'une lame. L'attirance érotique, comme prétexte de cette histoire, dispense le compositeur de grandes scènes d'amour, et lui permet de s'intéresser en finesse à des rapports dominant-dominé très fluctuants : Julie peut d'abord demander qu'on lui baise son soulier, et Jean se permettre, au matin, de rire des incendiaires de cette noble famille et la traiter de putain. Les confidences de la scène 5 – la plus développée, avec la scène 7, qui encadrent la brève mais irréversible tempête – laissent assez entendre les rêves d'enfouissement de l'une, d'ascension sociale de l'autre, comme si tout se jouait sur les deux plateaux d'une balance, dont le déséquilibre brutal annonce le drame. Car comment la fille du comte peut-elle devenir « la reine du comptoir »?
Le lien est ancien entre le compositeur (né en 1936 à Tongres, la plus vieille ville de Belgique) et le Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles, où il fut en résidence et donna La Passion de Gilles (1983), Reigen (1993) et Wintermächen (1999). C'est là que fut créé Julie, le 8 mars 2005, ce dont rend compte un bel enregistrement, à la réalisation technique et musicale soignée – Kazushi Ono équilibre les différents pupitres de l'Orchestre de Chambre de la Monnaie. Avec des graves solides, le mezzo Malena Ernman apporte une autorité naturelle à une héroïne élevée comme un homme par sa mère. Son abandon final n'en sera que plus intérieur et prenant, puisque débarrassé des larmoiements féminins d'usage. Face à elle, le baryton Garry Magee convainc par une belle égalité sur toute la tessiture, et son chant tout d'abord heurté finit par s'assouplir. Enfin, ouvrant l'opéra avec les battements de son cœur, Kristin est incarnée par le soprano Kerstin Avemo ; on retiendra de ce personnage – complexe, lui aussi – les chantonnements insouciants, les vocalises aériennes qui tranchent avec des pensées pragmatiques sur le respect des maîtres et sa pension de veuve.
LB