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Dossier
Philippe Jaroussky
portrait d’un jeune contre-ténor
Le renouveau d’intérêt dont bénéficient les opéras de Vivaldi ne sont pas pour rien dans la carrière naissante et cependant déjà florissante du jeune sopraniste Philippe Jaroussky. Après Catone in Utica avec Malgoire à Tourcoing, La verità in cimento avec Spinosi en tournée, nous l’entendions dans Händel (Agrippina). Encouragé au printemps dernier par le Syndicat de la Critique qui le désignait Jeune espoir de l’année, salué tout récemment par Les Victoires de la Musique, il signe aujourd’hui avec EMI-Virgin.
Comment êtes-vous venu à la musique ?
Mes parents ne sont pas musiciens professionnels. J'habitais en banlieue parisienne, et j'avais au collège un professeur de musique que je voyais une heure par semaine qui m'a éveillé à l'écoute de la musique classique, à la pratique musicale, au chant. Ce fut un véritable choc et il m'a conseillé de m'inscrire dans un conservatoire. C'est donc relativement tard, à l'âge de onze ans, que j'ai commencé la pratique d'un instrument, le violon, au conservatoire de Sartrouville (j'ai complété ma formation en commençant les cours de piano à quinze ans). Peut-être parce que je n'étais pas du tout poussé par mes parents, et que l'envie venait uniquement de moi-même, je me suis plongé complètement dans la musique et, après mon bac, tout en ayant conscience du retard que j'avais par rapport à des enfants qui ont commencé la musique bien plus jeune, je me suis donné un ou deux ans pour tenter de faire de ma passion un métier.
Après le travail de l’instrument – ou pendant celui-ci, je ne sais pas si les choses se firent en même temps ou non –, comment arriva le travail de la voix ?
J'avais bien conscience que je ne serai jamais un violoniste ou un pianiste virtuose, et je pensais me diriger vers un domaine plus théorique. J'ai donc commencé les cours d'écriture, d'analyse, dans le but d'étudier plus tard la composition et la direction. En même temps, j'ai toujours ressenti le besoin de chanter, en voix de tête, le plus souvent. Cependant lorsque j'ai vu le film Farinelli – j'étais encore violoniste, je ne prenais pas de cours de chant –, je n'ai pas vraiment été enthousiasmé par la musique, alors que certains airs font maintenant partie de mon répertoire de prédilection ! C'est d'abord en écoutant en concert un sopraniste, vers l'âge de dix-huit ans, que j'ai eu le déclic. J'ai commencé à prendre des cours avec son professeur, Nicole Fallien, qui est encore le mien depuis huit ans ; elle m'a fait rapidement travailler en voix de tête, qui était pour moi la plus facile au niveau de l'émission, et je suis entré au CNR de Paris en classe de chant baroque à dix-neuf ans. Ensuite les choses se sont accélérées. Il y a eu un stage à Royaumont avec Gérard Lesne, qui m'a ensuite engagé pour ma première production, le producteur Philippe Maillard qui m'a organisé mon premier récital à Paris au musée Grévin, et tout de suite après, la rencontre avec Jean-Claude Malgoire grâce à qui j'ai pu tout de suite vivre de mon métier, alors que j'étais encore élève violoniste au CNR de Versailles. J'ai eu cette grande chance de commencer à travailler tout en continuant mes études, de ne pas connaître ce stress de la professionnalisation qui fait peur à beaucoup de jeunes musiciens, à juste titre. Du fait de ma tessiture qui était assez rare (je chantais en sopraniste), tout s'est enchaîné de façon naturelle. Commencer ma carrière tout en poursuivant mes études m'a permis de gagner beaucoup dans l'apprentissage : mettre en pratique très vite la théorie, découvrir le travail scénique, gérer la fatigue vocale, etc. De plus, on se confronte à des chanteurs qui ont plus d'expérience, et c'est indispensable.
Quels ont été vos maîtres – tant en ce qui concerne l’enseignement que la rencontre, l’influence, voire le modèle ?
Pour ce qui est du modèle, il y a évidemment Maria Callas, très importante pour moi, que j'écoute et regarde très souvent, même si l'on n'a pas beaucoup de documents filmés. Pour l'inspiration, c'est Cecilia Bartoli, pour le travail de la couleur qu'elle accomplit en vraie magicienne de la voix. Un contre ténor ne possède pas à la base une voix très colorée, et il nous faut travailler d'autant plus dans cette direction. Dans l'enseignement, mon professeur a toujours été Nicole Fallien ; elle a pris soin de ne pas me faire chanter dans une place vocale plus large que la mienne, par exemple. Lorsque j'ai débuté, j'étais très jeune, et je chantais très clair, avec une voix fine, proche de celle d'un enfant ; maintenant, après un peu plus d'années de chant, je cherche à développer d'autres aspects, comme le grave de la voix, sa rondeur, sa projection. C'est une chance d'avoir confiance en un professeur qui connaît votre voix depuis le début et sait exactement dans quelle direction elle peut se développer. Le problème du chanteur, c'est de céder à la tentation de s'écouter, sans faire confiance à des sensations plus physiques. On se met alors à fabriquer un son au lieu de rechercher le naturel, et ça peut être dangereux et irrémédiable. Sur le plan stylistique, j'ai beaucoup appris au département de musique ancienne du CNR de Paris auprès de Michel Laplénie, Kenneth Weiss ou encore Sophie Boulin. Il y a peu d'endroits où l'on apprend le baroque en France et j'y ai acquis une formation riche et complète. C'est aussi au CNR que j'ai rencontré Jean Tubéry.
Depuis je travaille régulièrement avec lui et dernièrement pour Un concert pour Mazarin qui vient de paraître au disque chez Virgin. Sa rigueur et sa grande musicalité m'aident à approfondir ma connaissance du Seicento dont il est un des grands spécialistes. Mais le premier choc a été de travailler et de me produire dès l'âge de vingt ans avec Gérard Lesne. Son souci de la ligne vocale, son exigence du détail, a éveillé en moi une conscience différente du chant. Quant à la personnalité qui m'a le plus marqué, c'est sans conteste Jean-Claude Malgoire. Il m'a fait confiance très tôt, et pour des grands rôles, notamment Néron dans L'Incoronazione di Poppea de Monteverdi, aussi exigeant vocalement que théâtralement. Malgoire n'impose rien et préfère vous guider vers votre propre interprétation. De plus, il a été le premier à prendre conscience de l'évolution de ma voix, et à en tenir compte, en me confiant des parties d'alto, celle de la Messe en Si, par exemple. Malgoire est un musicien d'une grande générosité, et c'est un grand plaisir de le retrouver bientôt pour la Matthäeus Passion. Enfin, la rencontre avec Jean-Christophe Spinosi a été déterminante dans le développement de ma carrière, puisque j'ai participé à deux de ses productions d'opéra, La verità in cimento et Orlando furioso, deux ouvrages de Vivaldi. Spinosi a un enthousiasme communicatif qui vous porte et vous encourage à aller plus loin encore.
L’on vous entend dans des œuvres de Gabrieli, Bassani, Vivaldi, Händel, Strozzi ; ainsi abordez-vous des pièces qui réunissent autant de points communs que de dissemblances. Quel est, personnellement, le répertoire qui vous intéresse le plus ?
Mon compositeur préféré est sans aucun doute Händel, dont la production lyrique me passionne. Je rêve de chanter certains rôles sur scène - comme Ruggiero dansAlcina, ou encore Sesto dans Giulio Cesare. Pourtant, certains pensent que le charme immédiat et l'énergie de la musique de Vivaldi me conviennent mieux pour l'instant. D'autre part, le XVIIème siècle italien reste une part importante de mon répertoire. Chez Vivaldi ou Händel, on aborde le bel canto, avec notamment une jouissance physique du chant, de la virtuosité. Chez Ferrari, Strozzi, Monteverdi, on est confronté à une musique plus intérieure, plus complexe et cependant plus fluide dans son rapport au texte. J'ai créé l'ensemble Artaserse parce que j'avais envie d'explorer par moi-même des partitions encore peu chantées, et besoin de m'entourer de musiciens avec lesquels je puisse développer une réelle complicité, indispensable pour un répertoire si intime. J'ai beaucoup appris en enregistrant mon premier disque consacré àBenedetto Ferrari, compositeur d'une originalité remarquable mais dont on a malheureusement perdu une grande partie de l'œuvre. La direction artistique d'un ensemble, la recherche de nouveaux répertoires me passionnent de plus en plus. J'ai d'ailleurs l'intention de me consacrer davantage à la musique baroque anglaise et allemande. Je chante depuis peu Purcell et même Byrd, avec un consort de violes. J'ai également très envie de travailler les cantates de Johann Sebastian Bach, mais il me reste encore à me perfectionner au niveau de la prononciation de ces deux langues, m'étant jusqu'à maintenant beaucoup concentré sur la musique italienne.
Une voix évolue, soumise à un certain nombre d’aléas. La couleur se modifie, la tessiture également… Comment choisissez-vous ce que vous chantez ? Comment évaluez-vous ce qu’il est bon ou non de faire ?
J'ai beaucoup travaillé en tant que sopraniste, par exemple Néron dans Agrippina de Händel, et c'est ce qui fait la particularité de ma voix. Elle se caractérise par la clarté des aigus, qui peut parfois étonner. Je pense cependant être plutôt un contre-ténor mezzo, et je ne dois pas trop fatiguer ma voix dans l'aigu. À l'inverse, certains rôles pour alto restent pour le moment trop graves pour moi, et je dois encorejongler entre deux tessitures, parfois. Quand je chante alto aujourd'hui, je fais très attention à la texture instrumentale qui m'accompagne ainsi qu'à l'acoustique des salles dans lesquelles je chante. Mais ma voix a tendance à gagner en largeur, et c'est dans cette direction que je veux travailler. Par exemple, la Matthäeus Passion de Bach me permet de développer un calme, une rondeur, une plénitude de la voix. Quand on est jeune, on est souvent très volontariste dans le geste technique, mais avec les années d'expérience en concert, on se rend compte qu'il faut intégrer ce geste de façon beaucoup plus profonde dans le corps, plus simplement aussi. L'opéra permet également d'aller plus loin dans ce travail avec le corps grâce au temps que l'on possède pour la maturation d'un rôle. La dimension scénique permet en effet de libérer certaines tensions et inhibitions.
Votre participation fut particulièrement remarquée dans certains spectacles. Elle fut saluée par l’encouragement du Syndicat de la critique, en mai dernier, et aujourd’hui par les Victoires de la Musique. Comment percevez-vous ces choses ?
En dehors du caractère de simple récompense qui peut paraître secondaire, je ne suis pas de ces artistes qui disent « ça ne sert à rien ». Je pense que si cela peut permettre de choisir ce que l'on a envie de faire, de pouvoir chanter les rôles dont on rêve, alors c'est important. D'autre part, la diffusion est énorme : les Victoires de la Musique Classique, c'est l’une des rares émissions consacrées à la musique classique à la télévision, à une heure d'écoute raisonnable. Tout artiste a envie d'être entendu, donc diffusé. De plus, la catégorie des révélations se distingue par un vote du public, et la diffusion à un million d'exemplaires d'un disque gratuit permet de toucher un plus large public, pas forcément mélomane. Faire découvrir et aimer la musique classique est un devoir moral et civique que je ressens profondément.
En projet ?
Je viens récemment de signer un contrat exclusif avec Virgin Classics. Après la sortie d'un premier disqueUn concert pour Mazarin avec La Fenice et Jean Tubéry, j'enregistre des cantates de Vivaldi avec Artaserse, où je pourrai poursuivre le travail effectué précédemment pour Benedetto Ferrari. Il y a d'ailleurs toute une série de concerts cet été dans les festivals avec ce programme, avant de le graver. J'enregistrerai aussi Orlando furioso de Vivaldi en juin 2004 avec l'ensemble Matheus, avant sa tournée d'automne à Amsterdam, en Allemagne, etc. Les projets d'opéras sont pour 2005, avec le rôle d'Eustazio dans Rinaldo de Händel à l'Opéra des Flandres, et enfin le rôle-titre du même opéra avec Jean-Claude Malgoire au Théâtre des Champs-Élysées.