Chroniques

par bertrand bolognesi

Pierre Boulez – Jorrit Tamminga / Erik Bosgraaf
Dialogue de l’ombre double – Dialogues

1 CD Brilliant Classics (2015)
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Erik Bosgraaf transcrit pour flûte à bec "Dialogue de l'ombre double" de Boulez

Le 28 octobre 1985, à Florence, Alain Damiens crée Dialogue de l’ombre double, nouvel opus que Pierre Boulez a conçu pour clarinette et électronique « fixe », avec le concours du fidèle Andrew Gerzso qui, à l’Ircam, en réalisa la partie d’informatique musicale. Dix ans plus tard, le compositeur accepte que Pascal Gallois en écrive une version pour basson et électronique. Orienté par le musicologue Thiemo Wind vers cette œuvre, dont le titre emprunte une image au Soulier de satin de Paul Claudel, le musicien néerlandais Erik Bosgraaf imagine un arrangement pour son instrument, la flûte à bec. En janvier 2011, à Amsterdam, il va au-devant du maître, à l’issue d’une répétition du Koninklijk Concertgebouworkest qu’il dirige dans la Septième de Mahler. Dans sa loge, il lui joue son propre arrangement. Le chef, qui apprécie la proximité particulière de la flûte à bec avec la voix humaine que la clarinette ne possède pas, saisit crayon et papier et inscrit « I give hereby permission to Erik Bosgraaf to make a version for recorder of my Dialogue de l’ombre double. Amsterdam, 18 January 2011, Pierre Boulez ».

Après quoi, l’interprète enregistre le matériau fantôme avec lequel il lui faudra dialoguer sur scène. Pour ce faire, il utilise trois flûtes : la sopranino, la soprano et l’alto. Ceci fait, il s’attelle à intégrer intimement Dialogue de l’ombre double pour le jouer en concert. Après de longs mois de travail, il en donne la première en la prestigieuse salle amstellodamoise, le 18 mai 2013. Il prend encore du temps afin de peaufiner sa proposition et de l’immortaliser au disque, en toute conscience du caractère théâtral de cette page – « il ne fallait pas négliger l’élément performatif », précise-t-il (notice du CD), « Boulez a composé pour une interprétation live. Notre devoir était de rendre le sentiment de la scène au moyen d’une spatialisation précise ».

La surprise est de taille dès Sigle initial, premier chapitre de Dialogue de l’ombre double. L’instrument modifie grandement l’habitude que l’on a prise de cette œuvre, encore entendue le 14 janvier 2016 dans sa mouture originelle, en l’église Saint-Sulpice lors de la cérémonie d’hommage au maître disparu neuf jours plus tôt – il nous manque beaucoup. La flûte à bec imprime à l’articulation un je-ne-sais-quoi d’ethnique qui transmue considérablement la perception. Strophe I met en avant le travail de la partie électronique, réalisée par Jorrit Tamminga et Andrew Gerzso. Une fluidité simple, pour ainsi dire, captive durablement l’écoute. Au fil de la découverte, un tuilage subtil fascine, comme en cette Strophe II nerveuse et chatoyante. Les tenues et les croisées de la strophe suivante construisent un tissu complexe, fort chantourné, qui intrigue et séduit. Aux échos stroboscopiques de la IV succède l’entrelacs virtuose de la V, toujours dans la stricte observance d’une réverbération moins généreuse que d’accoutumée, à l’échelle du médium usité, sagement. La volubilité exubérante – et virtuose ! – de l’ultime Strophe VI gagne une respiration étonnante (notamment dans sa conclusion en flatterzunge). Les spirales s’éloignent, se télescopent, comme soudain incapable de se mirer : Sigle final s’éteint.

Sur le CD, cette brillante appropriation est précédée de Dialogues, œuvre en sept parties comprovisées – mot-valise inventé par les artistes pour définir le caractère préalablement composé par un plan d’un jeu toutefois pleinement improvisé – par Erik Bosgraaf et Jorrit Tamminga, réunis au Festival Oude Muziek Utrecht 2007 par son directeur Jan Van den Bossche. Cette année-là, la manifestation célébrait le trois cent cinquantième anniversaire de la disparition de Jacob van Eyck (1590-1657), compositeur, organiste, flûtiste et carillonneur municipal. Pour la soirée d’ouverture fut imaginée une installation sonore qui accueillit le public dans la grande nef de la cathédrale : à partir du Lachrimae de John Dowland s’ensuivaient trois quarts d’heure d’une performance imprévisible où chacun réagissait aux impulsions du partenaire, dans une évolution du miroir qu’on prend plaisir à suivre au disque, malgré l’absence du contexte festif ci-avant rapporté.

BB