Chroniques

par laurent bergnach

Pierre Boulez – Philippe Manoury
œuvres pour ensemble

1 CD col legno (2019)
WWE 1 CD 20447
Avec l'Ensemble Orchestral Contemporain, Kawka joue Boulez et Manoury

Pierre Boulez (1925-2016) approche la trentaine quand il s’attelle à une nouvelle œuvre inspirée par la poésie de René Char, un auteur déjà mis à l’honneur dans deux cantates bientôt révisées, Le visage nuptial (1946/1989) et Le soleil des eaux (1950/1965). Dans un article paru lors de l’entrée des œuvres complètes du poète dans la bibliothèque de La Pléiade, le musicien lui rend un vibrant hommage * : « ces trois moments de la relation poème-musique, je ne les ai pas vraiment décidés ; je dirais plutôt qu’ils ont décidé de moi, étapes importantes de ma propre définition. Comment, au-delà [sic] de l’égoïste merci, ne garderai-je pas une absolue gratitude à René Char de m’avoir alors révélé ce que je devais être ? » (in Libération, 20 juin 1983).

Créé à Baden Baden le 18 juin 1955, dans le cadre du festival de la Société internationale pour la musique contemporaine (SIMC) – malgré l’opposition de la section française ! – Le marteau sans maître fut commencé deux ans plus tôt, « à l’époque où l’on sortait du sérialisme rigoureux pour découvrir des lois plus générales et plus souples dans la hiérarchie des phénomènes sonores » (in Cahiers Renaud-Barrault, n°41, décembre 1963). Par le choix des timbres réunis, Boulez souhaite élargir notre conception musicale européenne, et « rendre “normaux” des instruments réservés jusqu’alors au “pittoresque” » : flûte en sol, alto, guitare, vibraphone, xylophone et diverses percussions. Quant à la voix, elle est tantôt au premier plan, tantôt absorbée par le contexte musical ; pour reprendre les termes de Boulez : « […] le poème est centre de la musique, mais il est devenu absent de la musique, telle la forme d’un objet restituée par la lave, alors que l’objet lui-même a disparu – telle encore, la pétrification d’un objet à la fois REconnaissable et MÉconnaissable » (ibid.).

Si, dans les dernières années, Pierre Boulez jouait son œuvre avec un lyrisme plus manifeste, Daniel Kawka propose une lecture assez rêche qui rappelle la radicalité du maître dans les années cinquante. On redécouvre ainsi le côté ethnique et austère de certains passages, telle la deuxième partie, proche du rituel, ou encore l’aura épique qui conclut. S’ajoute à cela une définition de l’enregistrement très fine et soignée qui permet de goûter au talent de certains membres de l’Ensemble Orchestral Contemporain, Fabrice Jünger (flûte) et Caroline Delume (guitare) en tête. Chaque instrument percussif, tenu par Claudio Bettinelli, prend un relief rarement entendu sur disque. Enfin, Salomé Haller s’avère saillante, tant par une diction exemplaire que par un grain expressif, idéal pour ce texte qui marque la prise de distance de Char avec le surréalisme, en quête d’un nouvel ancrage dans le réel.

« Allergique au superflu, rétif à l’anecdote, il cherchait la logique dans le désordre et accueillait le hasard en poursuivant la rigueur » : en 2015, Philippe Manoury (né en 1952) évoque ainsi le jeune Boulez, pionnier qui fut pour lui un formidable interlocuteur, trois décennies durant (site du compositeur, consulté le 20 mars 2020). Un an plus tard, l’aîné s’éteint loin de France, dans la ville d’origine du Marteau. Le cadet lui rend hommage * en écrivant B-Partita, concerto pour violon et électronique en temps réel qui reprend le matériau de Partita II (Briançon, 2012), donné en création le 16 juin 2016, au Centre Pompidou (Paris) [lire notre chronique]. Ouverte par une phrase quasi bartókienne, l’œuvre présente une grande virtuosité de conception, une texture extrêmement riche et mouvante. Gaël Rassaert s’exprime en soliste dans un espace sonore fascinant par sa non-limitation, auquel concourt Serge Lemouton. Manoury n’a pas à rougir de cette offrande à un maître disparu, non dénuée de théâtralité et de surprises.

LB

* « le plus profond besoin de délivrance est celui de pouvoir rendre hommage », m’a dit le psychanalyste (in Peter Handke, À ma fenêtre le matin, Verdier, 2006)