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Chroniques
Pierre Boulez
intégrale pour piano(s)
Depuis les premiers temps, le piano fut le médium privilégié par lequel s’exprima Pierre Boulez – cela n’échappe pas au musicologue, historien et homme de radio Olaf Wilhelmer dont la notice qu’il signe pour cette parution discographique s’ouvre par « au commencement était le piano » (Am Anfang war das Klavier). Et si de l’instrument solitaire le compositeur s’est éloigné dans les années soixante, il y revint dans sa maturité. Le mélomane peut aujourd’hui aborder cet intense parcours pianistique à travers de nombreux enregistrements, principalement concentrés sur les trois sonates – telle la version de Paavali Jumppanen commentée dans nos colonnes [lire notre critique du CD]. En 2012, le pianiste Dmitri Vassilakis, depuis longtemps soliste de l’Ensemble Intercontemporain, gravait son intégrale de l’œuvre pour piano, pour une édition respectueuse de l’ordre chronologique de composition. Une page d’éphéméride, la toute dernière pièce de Boulez (2005), venait conclure l’exercice investi par l’interprétation des Douze Notations (1946), comme par une logique spéculaire [lire notre critique du CD].
Aujourd’hui, bastille musique, dont notre équipe rédactionnelle honorait tout dernièrement le coffret dédié à Christophe Bertrand [lire notre critique], présente une nouvelle intégrale piano où sont invités les deux livres des Structures pour deux pianos, ce qui favorise un voyage plus pertinent encore. Et si les Trois Psalmodies de 1943 ne figurent pas au programme (créées par Yvette Grimaud en février 1946) – de fait, jamais elles ne furent admises au catalogue boulézien, bien que leur « violence effrénée et le lyrisme sont bien de Boulez », selon François Meïmoun [lire notre recension de l’ouvrage] –, l’on y découvre avec autant de surprise que de plaisir le très bref Fragment d’une ébauche (1987) dédié en guise de présent au chimiste Jean-Marie Lehn (côtoyé au Collège de France) lorsque celui-ci reçoit le prix Nobel. L’autre excellente initiative de la présente parution Antiphonie (1955-63), fragments du Formant 1 de la Troisième Sonate (1955-57) demeurée en état d’inachèvement que l’on put entendre sous le doigts de Florent Boffard dans le cadre de la Biennale Pierre Boulez [lire notre chronique du 19 janvier 2021] – à vouloir absolument tout y mettre, encore aurait-on convié le triptyque Prélude, Toccata et Scherzo (1944) ainsi que Thème et variations pour la main gauche (1945), mais le faudrait-il vraiment…
Lui aussi soliste de l’EIC, cinq ans durant, Michael Wendeberg vécut bien des occasions de parfaire son approche du répertoire contemporain en général et de l’œuvre de Boulez en particulier [lire nos chroniques du 28 septembre 2003 et du 21 mai 2006, entre autres] qu’il a joué en entier à Berlin lors du concert célébrant le quatre-vingt-dixième anniversaire du compositeur, en mars 2015. Le pianiste allemand, également chef d’orchestre [lire notre chronique de la Gespenstersonate], insiste sur la clarté des Douze Notations qu’il livre dans une sonorité éclatante. Sa version de la Première Sonate (1946) s’avère d’un corps sensiblement plus plein, pourrait-on dire, et en révèle l’urgence féline. La première version, plus incantatoire, du mouvement initial (Lent – beaucoup plus allant), avec ses trois minutes et demie auxquelles le jeune homme a renoncé, est ici offerte, permettant de mieux entrevoir les atermoiements qui conduisirent à la mouture définitive. Le hérissement de celui que le couple Madeleine Renaut et Jean-Louis Barrault comparaient à un jeune chat est à son comble dans la Deuxième Sonate (1946-48) dont on goûte la lecture drue, propre à en servir l’incandescente densité. L’égaillement du chapitre Lent (II) reste plutôt circonscrit, sans atteindre la dimension poétique qu’on lui connaît. Une plus grande affinité lie l’interprète à la page suivante (III. Modéré, presque vif), sans conteste, et plus encore au grand mouvement final, savamment architecturé. Le premier CD du coffret est conclu par le radical Livre I de Structures (1951-52) dont la création, au printemps 1952, par Olivier Messiaen et Boulez lui-même, fit grand bruit – il semble qu’on en vînt aux mains, d’après la presse contemporaine de l’évènement. À l’encontre de la confiance qu’il placera toujours en son instinct à contredire les systèmes qu’il a pourtant imaginé mais où il refuse de se laisser emprisonner, le musicien appliquait avec cette œuvre un programme dûment calculé, expérience de sérialisme intégral nécessaire à ce moment-là du chemin. Régulièrement applaudi [lire nos chroniques du 27 mars 2008, du 27 avril 2018 et du 15 février 2020 ainsi que des CD Olga Neuwirth et Beat Furrer], Nicolas Hodges assure la partie du deuxième piano.
Lorsqu’en 1955 Boulez se lance dans la conception de la Troisième Sonate, il entend, malgré son hostilité pour l’aléatoire, concept défendu par John Cage, « donner forme à une réflexion alors en vogue sur le hasard et d’indétermination » comme le souligne Christian Merlin dans sa vaste monographie [lire notre critique de l’ouvrage]. Présentant plusieurs itinéraires possibles, la nouvelle sonate, qui devait consister en cinq mouvements, est affirmée œuvre ouverte, à l’instar du Klavierstück IX (1954) de Karlheinz Stockhausen. C’est une excursion brûlante dans ce labyrinthe utopique que propose Wendeberg, au fil des Formant 3 (Constellation-Miroir) et Formant 2 (Trope). La préhension d’Antiphonie (Formant 1) est forcément émouvante et stimulante ! Les cinq fragments ici goûtés, dont le fort intriguant et hypnotique Trait initial, laissent imaginer une autre œuvre : celle qu’aurait peut-être été la Troisième en sa complétude – plus précisément en l’une de ses possibles entièretés. Le second disque se poursuit avec le Livre I de Structures (1956-61), créé par Yvonne Loriod et Pierre Boulez en l’édition 1961 des Donaueschinger Musiktage. Moins aride que le précédent Livre, celui-ci lance nos deux pianistes dans une jouissive exploration des textures qui annonce la réconciliation du compositeur avec la sensualité musicale. S’agissant également d’une œuvre ouverte, Nicolas Hodges et Michael Wendeberg agrémentent cette galette d’une seconde lecture du Chapitre II où le répons des attaques et résonnances fait merveille. Le 29 septembre 2013, dans le cadre du festival Musica, Wilhem Latchoumia créait « fragment d’une œuvre à venir pour piano et ensemble instrumental, encore à l’état d’ébauche », comme le dit le manuscrit, désormais appelé Fragment d’une ébauche, le projet s’étant arrêté là – une formidable fièvre de trente secondes conçue plus d’un quart de siècle après Structures et dont la suée nerveuse est jalonnée par le bondissement d’accords accentués. Avec ce qu’on appela plus tard la petite Incise, Gianluca Cascioli remportait le Concours international de piano Umberto Micheli 1994 [lire nos chroniques du 7 décembre 2004 et du 15 mars 2006], Boulez répondait à une commande de Luciano Berio et de Maurizio Pollini. De cette pièce brève, il reprit le matériau jusqu’à la version finale de 2001 qui s’étend sur dix minutes. Cette fois, c’est la prolifération à l’ensemble instrumental, Sur Incises – l’œuvre « qui est la plus libre » comme le confiait l’auteur lui-même à Bruno Serrou en 2013 [lire notre chronique de l’ouvrage] – qui féconda le retour à l’originel. Enfin, nous retrouvons avec bonheur Une page d’éphéméride, opus pédagogique écrit en 2005 qui nous semble brillamment parcourir la facture boulézienne des premiers pas jusqu’aux derniers.
Une nouvelle fois [lire notre critique du CD du Trio Catch] le label allemand, pour l’occasion labélisé MFA, se distingue par son packaging : le boitier de carton gris renferme deux disques, un livret présentant les œuvres et des interviews des interprètes, un premier in folio de photos prises lors de l’enregistrement à la Boulez Saal de Berlin [lire notre chronique du 4 mars 2017], un second avec quatre portrait du compositeur dans les années d’après-guerre, enfin la reproduction de deux pages manuscrites – tout cela enveloppé dans le papier de soie noire, bien sûr. Une intégrale à écouter et réécouter !
BB