Chroniques

par bertrand bolognesi

Pierre Boulez
Le marteau sans maître – Dérive 1 – Dérive 2

1 CD Deutsche Grammophon (2005)
477 5327
Pierre Boulez | Le marteau sans maître – Dérive 1 – Dérive 2

Plus proche de nous, Pierre Boulez est le mallarméen de Pli selon Pli et des Structures. Mais au clair hermétisme auto désigné d'alors précédait une sorte d'Eden, avec les trois pièces s'inspirant de René Char : Le Soleil des Eaux dès 1948 (plusieurs fois remanié), Le Visage nuptial trois ans plus tard, enfin Le Marteau sans maître créé au printemps 1955 à Baden-Baden (et révisée en 1957), sans doute son œuvre la plus célèbre. Boulez a trente ans lorsqu'il achève une partition qui, rendant hommage à Pierrot lunaire à sa façon, allait marquer son temps comme aucune autre ; aujourd'hui, elle est certainement la plus jouée de son catalogue. Dans quelques semaines, après les quelques jours qui nous séparent des quatre-vingt ans du compositeur, on pourrait bien fêter le cinquantenaire du Marteau !

Le disque paru chez Deutsche Grammophon dans la fort passionnante collection20/21 music of our time fut enregistré en septembre 2002, soit quelques mois avant les Perpectives Pierre Boulez que proposait la Cité de la Musique en mars suivant, et où l'on avait pu entendre Le Marteau sans maître par les mêmes interprètes, à savoir la voix d’Hilary Summers, six solistes de l'Ensemble Intercontemporain et Boulez lui-même au pupitre ; on y retrouve les caractéristiques constatées lors du concert [lire notre chronique du 11 mars 2003]. La chanteuse y est peut-être un peu moins présente, avec une balance sagement équilibrée mais qui semble appauvrir le timbre. En revanche, la diction énigmatique est fidèlement rendue, l'écriture vocale de Boulez se trouvant certes guère flattée par une intervention proprement instrumentale, bienvenue en soi, mais ici trop exclusive. Alors que le compositeur a largement dépassé une relative raideur (qui fait aussi le charme des premiers enregistrements), Hilary Summers s'interdit tout théâtre, et c'est dommage.

À l'inverse, la lecture de Boulez impose une clarté presque déroutante : il y a là quelque chose d'étonnamment dépassionné, qui ne renonce pas à tout ce qui fit de cette œuvre un objet fascinant et mystérieux à l'époque ; la personnalité perce ici avec un calme auquel les versions précédentes ne parvenaient pas. Le geste boulézien sonne même différemment, comme si cette interprétation s'enrichissait de sa façon actuelle de composer, celle des vingt dernières années, plus ornementale ; Le Marteau sans maître affirme alors toute sa force sans n'avoir plus à la revendiquer.

Une trentaine d'années après le Marteau sans maître, Pierre Boulez écrit Dérive à partir d'un accord crypté où l'on pourra lire le nom de Sacher. Comme à son habitude, il revisitera cette brève pièce pour cinq instruments, de 1988 à 2002, donnant naissance à Dérive 2, plus développée, à l'harmonie extrêmement riche et changeante qu'on pourra dire scintillante, où l'on retrouve à la fois la profuse inventivité du maître et l'esthétique plus ornementale qui caractérise ses derniers opus, depuis Répons. Si la sereine clarté de cet enregistrement de Dérive 1 contredit quelque peu la gravure précédente pour Erato, elle permet idéalement de former ici un diptyque contrasté avec Dérive 2 (il serait question d'une Dérive 3…).

BB