Chroniques

par bertrand bolognesi

Pierre Jodlowski
Drones – Barbarismes – Dialog/No Dialog

1 CD Kairos (2011)
0013032 KAI
Pierre Jodlowski | Drones – Barbarismes – Dialog/No Dialog

À travers trois pièces aux effectifs variés, c’est un parcours de dix ans que présente ce CD coproduit par le label autrichien KAIROS, l’Ircam (Centre Pompidou) et l’Ensemble Intercontemporain, dans la collection qu’ils ont imaginée : Sirènes. Du Toulousain Pierre Jodlowski, né en 1971, nous abordions pour la première fois la musique il y a une douzaine d’années. Il s’agissait alors de La grève, création électronique pour le film éponyme d’Eisenstein [Стачка, 1924], dont nous saluions un peu plus tard la reprise lors d’un festival niçois [lire notre chronique du 6 novembre 2005].

Dialog/No Dialog s’inscrit dans la riche inspiration de cette première manière du compositeur. La pièce pour flûte et électronique est le travail d’un étudiant du Cursus de l’Ircam où elle est créée par Catherine Bowie en septembre 1997. Nous y retrouvons l’excellente Sophie Cherrier, dans une prise de son de septembre 2009, à l’Espace de projection. Après l’injonction d’une voix chaude, « écoute ! », la flûte scintille dans une formidable péroraison, à la virtuosité proprement épique. Dialog/No Dialog s’articulera en deux parties que signale un solo électronique (vers 7’20) principalement fait de souffles. Un mouvement quasi extatique est dessiné par des inserts flûtistiques qui s’égaient dans sa durée, avant l’impératif appel de gammes ascendantes répétées. Pour finir, un ostinato flotte dans l’aura d’un sonar, jusqu’à l’extinction de tout signal.

En 2001, Pierre Jodlowski signait Barbarismes que créerait l’Ensemble Intercontemporain à Bâle la même année. « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage », précise-t-il, empruntant à Montaigne. Nous voilà d’emblée plongés dans son formidable frémissement, masse sauvage aux fulgurances inspirées. Entre surgissements violents et nudités déroutantes, son indicible tension semble venir de Varèse. Progressivement s’élabore un tissu sonore complexe. Trois sections signalées par des solos électroniques racontent une histoire non-dite qui tente d’aller mieux malgré déflagrations, orages et autres halos climatiques. La passionnante solitude du hautbois alterne avec cet univers « concret », pas sur un sol de gravier, lointaines voix d’enfants, rame dans l’eau du lac, aboiements d’un chien joueur, etc. Après un passage plus méditatif, on retrouve le hautbois, particulièrement prégnant. Aux échos de bataille succèderont des tirs, une cloche, le bégaiement d’une clarinette basse, dans un grondement omniprésent – celui du monde : « …c’est bien de notre difficulté de vivre en cohérence avec le monde qu’il s’agit. Et face à la violence de notre temps, celle que je vis dans l’impuissance de l’action, cette musique constitue, à bien des égards, une réponse », s’en explique Jodlowski [voir le site pierrejodlowski.fr]. Puisant dans l’héritage spectral la sur-imprécision d’un piano-gamelan, l’œuvre s’éteint. On admire une nouvelle fois l’extrême précision de Susanna Mälkki à la tête des musiciens de l’EIC, à la hauteur d’un grand désir de clarté (par-delà le sujet avoué).

Comment Jodlowski a-t-il dépassé sa « difficulté de vivre en cohérence avec le monde » durant les quelques années qui séparent Barbarismes de Drones ? De la même manière qu’il faisait se rencontrer plusieurs acceptions du terme barbarisme, le compositeur évoque le mot anglais qui désigne un bourdonnement, mais encore le faux-bourdon de la musique ancienne et même l’aérodyne d’aujourd’hui, robot sans pilote utilisé pour la surveillance, l’approvisionnement et le combat. Fiévreux ostinato trémulant, qu’on pourrait supposer al improviso, Drones inaugure pour notre oreille une sorte de face noire de Jodlowski, de cette veine jazzy simplement étouffante dans son invraisemblable auto-complaisance. Ici l’on rencontre jusqu’à des « airs » qui viennent niaisement brosser dans le sens du poil le besoin de mémoire dont souffre volontiers une écoute oisive. Pour sûr, Pierre Jodlowski a retrouvé goût « au monde », en témoigne ce bavardage de luxe, bœuf de jolis sons qu’il interrompt par une saignée des moyens – comment faire autrement, d’ailleurs ?

Il y a quelques mois, nous découvrions cette verve nouvelle du compositeur ; le Capitole de Toulouse présentait alors l’oratorio L’aire du dire dont nous estomaquait la pauvreté [lire notre chronique du 5 février 2011]. L’écoute de Drones confirme donc ce virage radical qui, avec Respire (2008) et Jour 54 (2009), donne naissance à DJ-Jodlowski. [distribution DistrArt Musique]

BB