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Chroniques
Pierre Jodlowski
Ghostland
Parce qu’elles possèdent désormais leur propre label, les Percussions de Strasbourg méritaient bien d’apparaître en tête de notre article, ne serait-ce que pour rappeler ce que l’on sait déjà. En 1959, à l’occasion de la présentation de Visage nuptial (1947) dans la capitale alsacienne, six jeunes musiciens, énergiques autant qu’audacieux, décident de former un ensemble dédié à leur instrumentarium. Le projet se concrétise en 1962, d’abord sous le nom de Groupe Instrumental à Percussion, qui fera dire à Pierre Boulez, l’auteur de l’œuvre précitée : « un répertoire était nécessaire pour le Groupe mais le Groupe a rendu le répertoire nécessaire ». Aujourd’hui, tandis qu’une quatrième génération se présente sous le nom légendaire, on compte plus de trois cent cinquante œuvres dédiées au plus ancien ensemble professionnel de France à défendre la création musicale.
C’est en février 2018 que Flora Duverger, Minh-Tâm Nguyen, François Papirer et Galdric Subirana enregistrèrent à Blagnac, fief de Pierre Jodlowski et de son studio éole (en résidence à l’espace pluridisciplinaire Odyssud), une commande passée au natif de Toulouse (né en 1971) : il s’agit de Ghostland, un spectacle pour quatre percussions, électronique et textes enregistrés qui vit le jour en Pologne, le 19 septembre 2017, lors du festival Automne à Varsovie. Connu pour son art à fort ancrage dramaturgique et politique et, désormais, pour un travail plus vaste autour de ce dernier (création d’images, installations, mise en scène, etc.) [lire nos chroniques de La grève et de Jour 54], Jodlowki s’est appuyé sur des classiques de la littérature allemande, berceau sans pareil d’orages et de tempêtes. Mais il prévient : « ces images romantiques ne sont pas pour autant le prétexte d’une écriture musicale qui irait dans ce sens : elles sont plutôt une trace de nos mémoires, un fantôme littéraire qui peut se fondre dans la matière sonore, dans le tumulte des batteries, dans le frottement des peaux… » (notice du CD).
La première partie de cette œuvre en triptyque se nomme Holon(s). D’emblée, elle fait penser à The Ghost in the Machine (1967) du romancier et essayiste Arthur Koestler qui créa ce terme à partir du mot grec hólos (entier). Selon qu’on lui donne un sens matérialiste ou philosophique, le holon est soit un sous-ensemble capable de se réguler au sein d’un système dynamique, soit quelque chose qui est à la fois un tout et une partie. Holon(s) s’avère une antichambre mouvementée mais hors de toute hystérie, traversée de rebonds, cliquetis et grésillements, participant à faire naître une fine inquiétude. La voix blanche de Katharina Muschiol – manipulatrice d’objets lorsque le spectacle est donné en salle – saisit d’abord l’oreille, dans un halo, égrainant les mots du célèbre Erlkönig (1782) de Goethe. Le Japon est aussi une terre hantée, comme le rappelle le théâtre nō [lire notre chronique du 23 avril 2016] ; c’est donc sans hésitation que nous qualifions d’asiatique un rythme percussif assez lent qui survient au deuxième tiers du morceau, avant l’apparition finale d’impulsions électroniques – possible clin d’œil au compteur Geiger qui équipe les chasseurs de paranormal.
Après plusieurs départs retardés – ils évoquent immanquablement l’orée d’An index of metals (2003) du regretté Romitelli [lire notre critique du CD] –, Büro réduit les silences entre les décharges toniques pour laisser la frénésie des batteries dominer la plus longue partie de l’œuvre (près de vingt minutes). Cavalcades et galopades ne laissent place à l’humaine parole que dans les toutes dernières secondes. Enfin, il revient à Pulse de clore le triptyque. Sous l’apparence d’une étude de rythme, il explore énergie des claves entre danse et transe, depuis un crescendo initial jusqu’à l’inévitable détumescence. Là encore, la voix se manifeste en dernier, mais brouillée et déformée, source tarie de mots incompréhensibles.
LB