Chroniques

par laurent bergnach

Pierre Jodlowski
Séries, pour piano et sons fixés

1 CD Kairos (2024)
0022027 KAI
Séries, un cycle pour piano et sons fixés signé Pierre Jodlowski

Appréciée par Pierre Jodlowski (né en 1971) pour ses interprétations puissantes et expressives – ainsi que l’affirme la musicographe Monika Pasiecznik dans la notice du CD –, Małgorzata Walentynowicz s’est imposée comme ambassadrice de son art à travers le monde, dans le sillage du fidèle Wilhem Latchoumia. En effet, depuis plus de dix ans, elle joue avec engagement la musique du Français, dont les Séries, conçues au fil du temps et pour diverses occasions. Censées être indépendantes, ces pièces conviant l’électronique sont néanmoins abordées par la pianiste comme un cycle, ce qu’elle démontre en en présentant quatre lors d’un récital luxembourgeois, en 2014, puis en enregistrant les six qui existent actuellement, dans un ordre qui n’est pas chronologique. Jodlowski désigne chaque série par une couleur, partageant ainsi ce que chacune d’elles active en lui – un concept important pour le musicien qui confiait déjà, en mars 2002 : « ce qui m’intéresse, c’est de faire des propositions qui résonnent dans l’imaginaire » (in Accent, le journal l’Ensemble intercontemporain) [lire nos chroniques de La grève, L’aire du dire, Barbarismes, Induction, Jour 54 et Something out of Apocalypse].

C’est ainsi que Série Blanche (Paris, 2007) pourrait être une transcription d’Un roi sans divertissement, roman de Jean Giono paru en 1947 puis adapté pour l’écran par François Leterrier (1963). Murs gris et toits enneigés d’un village alpin symbolisent l’ennui des hommes, jusqu’à l’apparition violente du sang, « comme seule résolution possible de l’absurde » (site du compositeur, comme toutes les citations qui suivent). C’est une page écrite « pour dire le mécanisme implacable sur la fuite de nos marges perceptives et les processus d'engloutissement qui nous côtoient ». Sans surprise, Série Noire (Orléans, 2006) honore l’univers du polar et invente « un espace de convergence de plusieurs fictions où des personnages appartenant à des films différents se répondent, entretiennent des rapports croisés ». L’omniprésence d’emprunts vocaux s’accompagne d’un certain humour, de clins d’œil à la notion de cliché. Inspirée quant à elle par le ressenti des toiles monochromes d’Yves Klein (1928-1962), Série Bleue (Strasbourg, 2013) souhaite « explorer un territoire en apparence minimal mais qui révèle très progressivement des contours tendus, des lignes heurtées, des systèmes de résonance et d'échos ».

Puis le compositeur se tourne vers le jaillissement du sang, marquant dans certaines œuvres filmiques ou scéniques (Eisenstein, Kubrick, Jan Fabre, etc.). Dès lors, Série Rouge (Clermont-Ferrand, 2017) se veut porteuse d’« énergies de mémoires qui tracent ici les lignes d’un parcours qui passent d’une certaine stabilité à un état chaotique, violent et archaïque » Revenons à la vie avec Série Rose (Lyon, 2012), pièce « profondément ancrée dans l'évocation et la narration » puisqu’elle célèbre le rapprochement des âmes et des corps dans la jouissance amoureuse. Flatteries, soupirs et gémissements sont au programme. Terminons avec Série Cendre (Varsovie, 2022) qui, à l’inverse des précédentes, dépasse le quart d’heure et dont Małgorzata Walentynowicz fut la créatrice, au Nowy Teatr. La cendre, grisâtre comme la suite de peintures Acht Grau (Huit gris) de Gerhard Richter, et qui évoque symboliquement la mort, « devient la matière d’une réflexion sur ce passage vers l’inerte, ce qui subsiste, au-delà de ce chemin ».

On retiendra de cette écoute le goût de Jodlowski pour le contraste. Nombre de ses Séries (Blanche, Bleue et même Rouge, paradoxalement) débute dans la tendresse, voire une contemplation qui rappelle certaines pages d’outre-Atlantique (Feldmann, Cage). Puis se glissent des nuages dans le ciel paisible : ici, une ronde se pare d’inquiétude ; là, une tension naît entre fuite et enlisement, etc. Des lignes heurtées s’imposent, des emballements façon free-jazz, reposant notamment sur des décharges aux percussions – un instrumentarium qui avait fait la beauté de Ghostland [lire notre critique du CD], une œuvre plus émouvante que celles-ci, en ce qui nous concerne. Le calme revient alors, consolant comme une berceuse au sortir du tumulte.

LB