Chroniques

par laurent bergnach

Piotr Tchaïkovski
Пиковая дама | La dame de pique

2 DVD C Major (2019)
801408
Mariss Jansons joue La dame de pique (1890), l'opéra de Tchaïkovski

Entre 1860 et 1870, le Puissant petit groupe (Могучая кучка – connu chez nous comme Groupe des Cinq) impose une musique nationaliste russe, proche des traditions populaires et détachée des standards occidentaux. Mili Balakirev en est le chef de file, entouré de Borodine, Cui, Moussorgski et Rimski-Korsakov (un ordre alphabétique qui suit aussi celui des naissances). Tchaïkovski (1840-1893) évolue loin d’eux, musicien cosmopolite à l’écoute de son univers intérieur, et « d’une curiosité culturelle constante et insatiable » (dixit André Lischke, dans l’introduction à l’ouvrage évoqué plus loin). Puis entre en jeu Mitrofan Belaïev, mécène qui s’attache à défendre l’art de Glazounov, Liadov et Rimski-Korsakov. Pour ce dernier, 1890 marque un refroidissement collectif, voire une hostilité, envers leurs aînés. Il note :

« À l’inverse l’adoration de Tchaïkovski et la tendance à l’éclectisme ne cessaient de grandir. On ne peut omettre non plus l’attrait qui commençait alors à se manifester dans le groupe pour la musique franco-italienne de l’époque des perruques et des dentelles, introduite par Tchaïkovski dans sa Dame de piqueet par la suite dans Yolande. À ce moment-là le groupe Balaiev [sic] s’ouvrait à des éléments nouveaux, porteurs de jeunes forces. Autres temps, autres oiseaux ; autres oiseaux, autres chants » (in Rimski-Korsakov, Chronique de ma vie musicale, Fayard, 2008).

Cette Dame de pique aux accents européens, qui aurait dû être signée Nikolaï Klenovski, voit donc le jour grâce à l’auteur de La Pucelle d’Orléans (1881) [lire notre chronique du 27 mars 2019], appelé à la rescousse par Ivan Vsevolojski, directeur du Théâtre Mariinsky. Bien qu’amateur de l’ouvrage qui ferait la renommée de Bizet (« les Parisiens n’ont pas su comprendre […], d’ici dix ans, ce sera l’opéra le plus populaire dans le monde entier ! »), Tchaïkovski accepte sans entrain sa commande draconienne : « une Carmen russe », « un grand opéra à la française » situé dans un XVIIIe siècle bien plus décoratif que celui de Pouchkine. Puis il s’enflamme pour le sujet mis en livret par son frère Modeste. Au terme d’une quarantaine de jours, le 3 mars 1890, un point final est mis à l’ouvrage, créé le 19 décembre.

Enregistrée au Salzburger Festspiele durant l’été 2018 [lire notre chronique du 13 août 2018], la proposition d’Hans Neuenfels séduit par la fantaisie parfois grinçante qui infiltrent certaines scènes : femmes à grosse poitrine de la scène d’ouverture, progéniture exponentielle d’une Lisa entrevoyant son avenir d’épouse, figurants-moutons de la pastorale, impératrice Catherine sortie d’un reliquaire, etc. Sa mise en scène est couronnée par l’échange glaçant entre Hermann et la Comtesse, soit le clown et le pantin aux noces d’Éros et Thanatos. Pour elle, il est un ange de la mort, mais aussi un homme venu jusqu’à sa chambre. Sa réaction face au pistolet dit tout. Fort émouvant est aussi le suicide de Lisa, retirée du monde par un geste simple.

Dans un habit rouge qui rappelle le dompteur plus que l’officier, Brandon Jovanovich (Hermann) allie puissance et nuance, pour incarner un être inoubliable, fébrile et touchant [lire nos chroniques de Madama Butterfly, Sapho, Tosca, Werther, Jenůfa, Die Meistersinger von Nürnberg, Das Lied von der Erde, Lohengrin et de Lady Macbeth de Mzensk à Zurich et à Salzbourg]. Ses confrères l’entourent sans faillir : Vladislav Sulimsky (Tomski) [lire nos chroniques d’Eugène Onéguine à Paris et à Malmö], Igor Golovatenko (Yeletsky), Alexander Kravets (Tchekalinski), Stanislas Trofimov (Sourine), Gleb Peryazev (Naroumov) et Pavel Petrov (Tchaplitski), pour l’essentiel. Côté féminin, on aime Evguenia Muraveva (Lisa) au chant sûr, l’expressivité d’Oksana Volkova (Pauline), Margarita Nekrasova (Gouvernante) Vasilisa Berzhanskaya (Macha), Yulia Suleimanova (Prilepa), sans oublier Hanna Schwarz (Comtesse) dont l’air de Grétry évite le folklore au profit de l’émotion.

Danseurs de la pastorale chorégraphiée par Teresa Rotemberg [lire nos chroniques de Das Rheingold et Die Walküre] – Imola Kacsó, Márton Gláser et Joan Aguilà Cuevas –, choristes (Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor) et instrumentistes (Wiener Philharmoniker) obéissent à une baguette unique, dans tous les sens du terme : celle du regretté Mariss Jansons (décédé le 30 novembre 2019), très attentif aux climats, comme aux nuances. Avec lui, la légèreté insidieuse des cordes, à la porte de la Comtesse (Acte II, Scène 2), tranche nettement avec la tension du tirage des cartes final qu’elle se préoccupe d’annoncer.

LB