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Chroniques
Piotr Tchaïkovski
Symphonie Op.36 n°4 – Symphonie Op.64 n°5 – Symphonie Op.74 n°6
De l'Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg dont les concerts sont réservés au plaisir du Tsar et de sa cour, le nouveau pouvoir fera, et ce dès 1917, une formation au service du plus grand nombre, intégrée à l'Orchestre Philharmonique de Petrograd qu'il venait de créer. C'est en 1924 que la phalange s'appellerait Orchestre Philharmonique de Leningrad et en 1938 qu'un chef aussi brillant que jeune et sévère en prendrait la charge : Evgueni Mravinski qui venait, à vingt-neuf ans, de remporter le Concours de direction d'orchestre d'URSS. D'une main de fer, cet artiste exceptionnel conduira ses musiciens en exigeant d'eux le meilleur, comme de nombreux enregistrements en témoignent, qu'il les dirige dans le répertoire du passé ou qu'il défende les œuvres du XXe siècle, comme il s'évertua à le faire. Sur la rigueur du maître, on a beaucoup raconté, et notamment qu'il lui arrivait de répéter un programme plusieurs mois durant avant de le présenter en public, laissant les chefs assistants assurer la routine des saisons pour concentrer toutes ses forces sur des concerts alors considérés comme de véritables événements. Toujours est-il que Mravinski fit de son orchestre l'un des meilleurs au monde en son temps, ce que l'Occident ne découvrit réellement qu'en 1960 lors d'une tournée du Philharmonique de Leningrad au Royaume-Uni qui fit sensation.
C'est finalement à Londres que Mravinski enregistra la Quatrième de Tchaïkovski, en septembre 1960, une gravure qui ouvre aujourd'hui cette réédition de sa vision des trois dernières symphonies du compositeur russe (les Cinquième et Sixième furent captées à Vienne deux mois plus tard). À l'écoute, on comprendra aisément le choc que la tournée anglaise de ces années-là put occasionner ! Aussi conviendra-t-il de replacer cette version dans le contexte de son temps, partant que l'on rencontrait alors un Tchaïkovski plutôt sucré où un lyrisme sentimental somme toute superficiel régnait en despote sur de nombreuses interprétations. Tout autre s'avère la lecture de Mravinski, on s'en doute.
Dès la Quatrième, on comprend que toute graisse inutile est bannie de la sonorité générale, au profit d'un sens du tragique parfois dérangeant. Outre la profondeur des cordes, évitant au vibrato opulence et préciosité, après la clarté cinglante des salves introductives du premier mouvement, la fermeté de la dynamique, la vigueur d'énoncé, la grave et puissante énergie ainsi que l'omniprésente tension dramatique servent une rare âpreté d'expression. Lorsqu'on aura dit que des détails d'orchestration souvent masqués ailleurs au profit d'un souffle d'ensemble prennent ici le devant de la scène, que l'élégance des cordes se fait sévèrement seigneuriale, on aura peut-être rendu compte d'un jeu chassant charme et séduction et laissant poindre une rugosité inhabituelle autant que fascinante. Après cela, la tendresse des bois de l'Andantino est littéralement inouïe, le geste général s'assouplissant un rien pour réaliser des entrelacs d'une grande finesse, ce qui n'exclut pas que les échanges mélismatiques de la reprise prennent un jour inquiétant, voire malsain. Tout intériorité semble le Scherzo, s'enflant peu à peu dans l'accentuation, sans rodomontades chorégraphiques, laissant vite la place à un Finale dont les terribles oppositions éveillent la noire électricité dans une urgence insensée qui n'a d'égale qu'une indicible crudité.
De la Symphonie en mi mineur Op.64 n°5, on goûtera plus le soin et la perfection instrumentale, l'interprétation demeurant moins vif-argent. L'Andante introductif est, cela dit, recueilli, usant d'une sororité épaisse et magnifiquement veloutée, tant dans la petite harmonie qu'aux cordes. La qualité de chaque pupitre étonne encore, avec des bois splendides, des cuivres minutieusement dosés, parfois dans une certaine sécheresse, d'ailleurs, des cordes suprêmement gracieuses. Le Cantabile suivant s'invente dans une chaleur inattendue que croise avantageusement une belle définition des timbres, la précision des vents venant s'opposer à l'onctuosité quasi aquatique des cordes. Moelleuse et vive, mais toujours alerte, se veut la Valse, tandis que le Finale s'amorce dans une vigueur toujours en éveil, bientôt conclue par un Allegro fougueux, d'une surprenante fraîcheur, chevauchant les syncopes géniales de l'écriture tchaïkovskienne.
Le ton constaté dans la Symphonie en fa mineur Op.36 n°4 revient pour la Sixième, en si mineur Op.74 « Pathétique », ciselée dans le plus pur diamant. Frémissement, urgence et fébrilité succèdent tôt à un Adagio pas trop lent, dans un début somptueusement chanté dont l'emphase est rendue comme nécessaire, sans qu'elle ne s'écoute jamais. Le surgissement de l'Allegro est alors terriblement violent, vivace excorié. Mravinski ne laisse pas retomber la tension : comme personne, il la fait évoluer avec une hargne démente ; c'en est presque parfois grimaçant, et ça fait mal. En fin de mouvement, d'autant plus inattendu paraîtra le raffinement absolu de la couleur des cuivres. L'Allegro con grazia s'enveloppe dans la déconcertante rondeur d'unlegato généreux ; mais si vive que soit la danse, le climat suivant accuse une lenteur annonçant subtilement le dernier mouvement de la symphonie. Une stricte régularité de tactus conduit l'effervescence piquante de l'Allegro molto vivace, rendant l'exécution presque cruelle. De fait, comme le destin va son cours en s'acharnant froidement, la fermeté reste de mise dans le Finale, même dans ce que l'on attend de plus pathétique. Le second thème y est dansé dans une retenue pudique puis une onctuosité qui grandit proportionnellement à la tension intrinsèque du lyrisme, le pathos ne l'emportant qu'en tout dernier recours (deux minutes avant la fin), en une densité qui va se désolant au plus profond, comme l'on se noie. Cette écoute ne saurait être oisive et de tout repos : tant mieux !
BB