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Chroniques
Piotr Tchaïkovski
Пиковая дама | La dame de pique
En 1976, le Théâtre des Champs-Élysées accueillait l'Orchestre National de France et le couple légendaire Vishnevskaya-Rostropovitch pour une Dame de Pique exceptionnelle que les mélomanes d'alors ovationnèrent chaleureusement. En décembre, Radio France enregistrait l'œuvre en studio avec les mêmes interprètes, et un coffret vinyle paraîtrait chez Deutsche Grammophon l'an suivant. En mars 1978, le couple était déchu de la nationalité soviétique, ce qui avait ébranlé le monde musical – et le monde tout court ! Les affaires Soljenitsyne et Sakharov les frappaient d'excommunication. Les détails de ce triste épisode sont relatés avec clarté et précision dans l'intéressante notice du livret du coffret que le prestigieux label allemand réédite aujourd'hui, soit vingt-six ans après la première parution.
On pourra dire de la version de Mstislav Rostropovitch qu'elle se désigne elle-même comme avant tout théâtrale. Un grand sens dramatique conduit d'un bout à l'autre la lecture du musicien russe, parfois sans égards pour un art du détail qu'on cherchera dans le travail d'autres chefs. Les équilibres sont soignés, la dynamique est tout à fait remarquable, mais pour tout dire, Rostropovitch ne s'encombre pas. Il construira plus précisément sa sonorité pour l'air de la Comtesse au quatrième tableau, magnifiquement lyrique, ainsi que l'entracte du cinquième, qu'il parviendra à rendre avec un mystère saisissant. Dans l'ensemble, on a préféré l'excellente version de Valery Gergiev, extrêmement tendue tout en tissant minutieusement un climat pour chaque phase de l'intrigue, dont le disque paru chez Phillips est un témoignage trop sage de ce que ce chef offrit en salle, par exemple en 1994 lors d'une tournée du Mariinski à Paris. Cela dit, la proposition de Rostropovitch reste excitante, survolant le chœur initial de la dernière partie de cartes avec une urgence parfaitement angoissante, qu'on pourrait presque prendre pour une sorte d'humour noir tout à fait d'à-propos.
L'enregistrement est indéniablement un bel hommage à l'immense artiste que fut Galina Vishnevskaya, rendant assez justement compte de la richesse et de la couleur du timbre de sa voix comme de son incroyable puissance. Tout amateur de voix envahissantes l'écoutera avec ravissement, n'en doutons pas. Certes, la grande soprano, pour bénéficier à cinquante ans d'un métier inappréciable qui lui permet de merveilleusement mener son chant, demeure vocalement peu crédible en Liza, avouons-le. Ce disque arrivait un peu tard pour elle. Mais à l'écoute, on se fait vite à ses vibrati opulents et au caractère plus femme que jamais de sa voix. Hermann est chanté par le très expressif Peter Gougalov dont on goûtera la belle musicalité, même si des moyens plus modestes feront quelque peu pâlir le personnage face à Liza ; de fait, en soi, il est satisfaisant, mais le couple ne fonctionne pas. Saluons le Tomski de Dan Iordatchescu et l'Eletsky de Bernd Weikl, mais surtout l'émouvante Comtesse de Regina Resnik, vraiment exceptionnelle.
BB