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Chroniques
Piotr Tchaïkovski
Пиковая дама | La dame de pique
Si ses dernières années sont riches en productions pour l’orchestre – Manfred (1885), Hamlet (1888), Voïvode (1892) – ou le ballet – La belle au bois dormant (1888), Casse-Noisette (1891) –, Piotr Tchaïkovski (1840-1893) continue d’écrire pour l’opéra, comme il le fait avec régularité depuis Le Voïvode (1869), son tout premier ouvrage lyrique créé entre la naissance de sa première symphonie (1866) et celle de son premier concerto pour piano (1875). « L’attrait de l’opéra est irrésistible pour un compositeur, écrit-il à Mme von Meck, sa célèbre mécène qui l’abandonnerait bientôt de façon abrupte.L’opéra seul lui offre les possibilités d’entrer en contact avec les masses ; il nous rapproche de nos frères les hommes, fait pénétrer notre musique dans le public et la fait connaître, non seulement à un petit cercle, mais si les circonstances sont favorables, à tous les peuples. Je ne pense pas qu’il faille voir là rien de condamnable… »
Alors que L’Enchanteresse (1887), composé d’après un livret d’Ippolit Chpajinski, s’avère un échec, La dame de pique est reçu avec enthousiasme au Théâtre Mariinski (Saint-Pétersbourg), le 19 décembre 1890 (7 décembre dans le calendrier julien), avec Eduard Nápravník à la direction et Marius Petipa en maître de ballet (Pastorale). Pour répondre à la volonté d’un grand opéra à la française, voire d’une Carmen russe, énoncée par Ivan Vsevolojski (directeur des Théâtres Impériaux de 1881 à 1898), Modeste Tchaïkovski (le petit frère de Piotr) adapte la nouvelle fantastique de Pouchkine à un autre espace-temps et gomme le cynisme d’Hermann, au point que le musicien confie avoir pleuré en écrivant sa mort. « Mais ces larmes m’étaient infiniment douces et j’en ai compris la raison : je venais d’éprouver une profonde sympathie pour mon héros… Tout compte fait, cet opéra me semble réussi. »
Avec une débauche de costumes et de décors somptueux – dont ce jardin imposé par Vsevolojski pour résonner d’« un chœur d’enfants dans le goût de celui de Bizet » –, la cour de le Grande Catherine renaît dans une mise en scène efficace de Gilbert Deflo, filmée à Barcelone lors de sa reprise la plus récente [lire notre chronique du 25 juin 2010], bien loin du parti pris radical de Lev Dodin [lire notre chronique du 19 janvier 2012 et notre critique du DVD] et d’Arnaud Bernard [lire notre chronique du 31 janvier 2008]. L’Orchestre du Gran Teatre del Liceu, s’il n’est pas transcendant, répond au mieux à la vision de Michael Boder : très carrée, structurée, avec des contrastes parfois brutaux et un accent mis sur l’aspect lyrique de certains passages. Aux Chœurs maison s’ajoutent ceux de l’ensemble Intermezzo et des garçons catalans de l’Escolania de Montserrat – une formation vivace depuis le XIIe siècle.
Investi et expressif, Mícha Didyk (Hermann) domine l’ouvrage avec un chant tonique, voire athlétique, qui ne manque ni de brillance ni de nuance, et pas même de cette couleur propre au baryton. Lumineux lui aussi, Lado Ataneli (Tomski) offre une belle pate sonore et une vraie présence (notamment sur son air final). Ludovic Tézier (Eletski) fait preuve de stabilité et d’une technique irréprochable, mais qui s’accompagne de froideur. Pour sa clarté, on espère réentendre bientôt Francisco Vas (Tchekalinski) dans un rôle moins restreint.
Côté féminin, si Emily Magee incarne Lisa de façon uniforme, avec des graves qui font rêver à ses rôles futurs, Elena Zaremba (Pauline) convoque la force avec plus de subtilité. On écoute sans peine Claudia Schneider (Macha) et Michelle Marie Cook (Prilepa/Chloé), mais c’est évidement Ewa Podleś (Comtesse) qui enchante par son phrasé et son jeu, déployant un affect à chaque nom du passé qu’elle évoque, et de ces minauderies infantiles qui font les vieilles dames.
LB