Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Alexandre Collard et Nicolas Royez
Bozza – Debussy – Françaix – Vignery

1 CD Paraty (2020)
190102
Bozza, Debussy, Françaix et Jane Vignery par Alexandre Collard et Nicolas Royez

Deux musiciens sont réunis pour un programme français fort intéressant en ce qu’il fait honneur à des opus relativement rares, dont la plupart sont signés de compositeurs aujourd’hui peu joués. Ainsi Nicolas Royez, excellent pianiste dont récemment notre équipe distinguait d’une Anaclase! Le travail du peintre enregistré avec le baryton Laurent Deleuil [lire notre critique du CD], et le corniste Alexandre Collard – premier prix 2018 du Concours international du Printemps de Prague, entre autres, et actuel cor solo de l’Orchestre national de Lille (avec Sébastien Tuytten) – conjuguent-ils leur talent dans un menu consacré à Jean Françaix, Claude Debussy, Jane Vignery et Eugène Bozza.

Cinq pages de ce dernier font belle figure dans ce CD dont le titre, Aquarelles, emprunte à Verlaine via Debussy. Sans doute ne sera-t-il pas inutile de rappeler que Bozza, Franco-italien né à Nice en 1905, est un violoniste, pédagogue et chef d’orchestre qui s’éteignit dans le nord de la France en 1991 où il fut directeur du conservatoire de Valenciennes (jusqu’en 1975). Il est surtout connu pour le Concertino pour saxophone qu’il écrivit en 1938 et pour son vaste Chant de la mine, oratorio de 1956 sur un livret du poète wallon José Bruyr (1889-1980). Contre toute attente, sa production, pour ne point dédaigner son instrument ni les autres cordes ou l’orchestre, est volontiers tournée vers les vents, mettant en vedettebasson, clarinette, cor, flûte, hautbois, trombone, trompette et tuba, dans des pièces où ils sont solistes comme dans des ensembles chambristes. Nous entendons En forêt dont la verve enthousiaste semble s’inspirer directement d’un trait du Rosenkavalier (Strauss), la tendre mélodie d’En Irlande, brève série de variations enjouées, le mélancolique Chant lointain, brisé par un insert héroïque qu’orne un petit clin d’œil au Waldvogel wagnérien, la declamatio chaloupée, fauréenne, de Sur les cimes à laquelle prélude un énigmatique recitativo et que les péripéties d’une caccia vigoureuse prolongent. Enfin, Entretiens se révèle le plus intrigant des morceaux, avec ses appels, échos et explorations timbriques dans une harmonie sensiblement instable dont la partie pianistique rappelle le jeune Messiaen.

Saluée d’un prix de l’Académie Royale de Belgique puis éditée à Ostende en 1943 et dès lors bien connue des cornistes, la Sonate Op.7 de Jane Vignery ne l’est guère des mélomanes. C’est dommage, car le mariage qu’elle entremet entre élan postromantique et glamour middle century est assez heureux. Née à Gand en 1913, Jeanne Émilie Virginie – selon l’état civil – est la fille de la pianiste et compositrice belge Palmyre Buyst (1875-1957) ; Marcel, son père, est lui-même fils du compositeur Émile Vignery (1852-1919). Après des études musicales et violonistiques à Gand, elle s’installe à Paris à dix-sept ans où, à l’École normale de Musique, elle perfectionne sa maîtrise instrumentale auprès de Jacques Thibaud et de quelques autres, où elle aborde l’alto mais encore l’analyse avec Dukas et l’harmonie avec La Presle et Boulanger. La déclaration de guerre la contraint de rentrer au bercail. À partir de 1945, elle y devient une professeure appréciée. Le soir du jeudi 15 août 1974, l’express Charleroi-Bruxelles déraille entre Pont-à-Celles et Luttre, sur le pont qui enjambe le canal, près de la rue de Ronquières. Sous la tôle pliée, plus de cinquante blessé et dix-huit morts, dont Jane Vignery : cette disparition à l’âge de soixante-et-un ans n’aura pas permis d’étoffer durant la retraite un catalogue demeuré maigre. Ouvert en fanfare, dira-t-on, l’Allegro manie adroitement ce qu’un Poulenc dut à Debussy. La palette expressive du pianiste, raffinée à l’envi, accueille la délicatesse interprétative d’Alexandre Collard dans ce moment de lyrisme extrême. Lento ma non troppo, le mouvement médian est une élégie poignante qui invite demi-teintes et éclats bruts au cœur du drame. Un bref Allegro ben moderato conclut la sonate dans un pépiement fébrile, charmant, un rien caf’conc’ : on admire la nuance et l’esprit que lui prodiguent les artistes.

Lui aussi né dans une famille musicienne – sa mère enseigne le chant au conservatoire du Mans que dirige son père –, Jean Françaix (1912-1997) est l’aîné de Vignery d’à peine onze mois. Aussi connut-il les mêmes maîtres en arrivant à Paris à la fin des années vingt. En revanche, grâce au succès que rencontrent tôt ses œuvres, aux tournées de concerts (il est pianiste) et au cinéma qui lui fait confiance quand il n’a que vingt-cinq ans, Françaix compose tout le temps et jusqu’en ses dernières années de vie (1994 : Nocturne pour piano, Trio pour hautbois, basson et piano ; 1995 : Sonate pour flûte et piano, Nonette pour hautbois, clarinette, cor, basson, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse ; 1996 : Deux pièces pour basson ; 1997 : Historiettes de Gédéon Tallemant des Réaux pour baryton, saxophone et piano). Plus joué que Bozza et Vignery [lire nos chroniques du Petit quatuor (1935), de Divertissement pour basson et quintette à cordes (1942), Quintettes à vent n°1 et n°2 (1948 et 1987), Tema con variazioni (1978) et Trois Poèmes (1982)], Françaix fit, lui aussi, part belle aux bois et aux cuivres, dans l’esthétique néoclassique jamais reniée de sa jeunesse. De fait, le très court Canon à l’octave de 1953 paraît être joyeusement entonné dans quelque fête déjantée qu’auraient menée Aragon, Nancy Cunard, René Crevel, Dalí et leurs amis dans un intérieur de Jean-Michel Frank, bien avant la guerre. À l’écoute de l’Introduction décidément art déco du Divertimento, on est surpris de constater sa contemporanéité avec la Symphonie Op.380 n°9 de Milhaud, par exemple : en 1959, ce dernier compte pourtant soixante-sept printemps, quand son cadet n’est pas cinquantenaire… sans parler d’un certains Boulez qui esquissait alors, avec Poésie pour pouvoir, ce que la technologie ne lui permettrait de réaliser que deux décennies plus tard, avec Répons ! Qu’à cela ne tienne : à la tendre aria centrale que parfume le souvenir du maître d’Arcueil succède la pétillante nostalgie d’une Canzonetta savoureusement désuète où le piano roule joliment sa bosse.

En 1888 est publié pour la première fois Ariettes oubliées, six mélodies pour soprano et piano, inspirées à Debussy par les vers de Verlaine ; le recueil sera révisé en 1903. Alexandre Collard et Nicolas Royez ont imaginé de le jouer comme autant d’ohne Worte, si j’ose dire. Probant, le résultat souligne principalement la sensualité debussyste. La richesse des timbres suggère si bien le poème qu’à ce cor-là parole n’est point nécessaire. Si Paysages belges s’inscrit naturellement dans ce menu discographique, les autres pages accusent une modernité réconfortante.

BB