Chroniques

par laurent bergnach

récital Alexeï Lioubimov
Berg – Ives – Webern

1 CD Zig-Zag Territoires (2015)
ZZT 362
Le pianiste Alexeï Lioubimov joue Berg, Ives et Webern

Partageant avec Richter et Gilels l’enseignement d’Heinrich Neuhaus, le Moscovite Alexeï Lioubimov (né en 1944) entame une carrière de soliste avant même sa sortie du Conservatoire Tchaïkovski, en 1968. Si le milieu des années soixante-dix voit son intérêt grandir pour la musique baroque, puis pour les classiques – on lui doit notamment une intégrale des sonates de Mozart au clavecin, ou de jouer Haydn sur pianoforte –, c’est le répertoire contemporain qui l’émeut tout d’abord : les acteurs de la tabula rasa d’après-guerre (Boulez, Stockhausen, Cage), mais aussi leurs fameux devanciers. Ce disque nous ramène à ces derniers, enregistrés en concert à Kreuth (1997) et Moscou (1999), avec quelques échos de toux (sans équivalent avec ceux d’une salle parisienne).

La pièce la plus ancienne au programme est signée Alban Berg (1885-1935). Au départ influencé par le romantisme (Mahler, Wagner), le Viennois autodidacte écrit des Lieder – un genre qui l’occuperait beaucoup durant la première décennie du siècle, même s’il en gomme ensuite les traces. À l’automne 1904, il démarre l’étude de l’harmonie et du contrepoint avec Schönberg, puis celle de la composition ; il va progressivement se détacher de la tradition tonale pour célébrer le dodécaphonisme. Avant le Quatuor à cordes Op.3 n°1 (1911) qui le fait s’éloigner de la voix et du piano, il ébauche pour ce dernier, à la fin de 1908, une Sonate (1911/1921) qui deviendra son premier opus. Manquant d’idées pour une œuvre en trois mouvements conventionnelle, Berg s’en tient finalement au seul Mäßig bewegt, suivant le conseil de son maître. Sous les doigts de Lioubimov, nous en savourons le lyrisme follement douloureux.

Entre 1911 et 1915, outre-Atlantique, Charles Ives (1874-1954) recycle plusieurs travaux inachevés ou perdus pour forger la Sonate n°2 « Concord, Mass. 1840-1860 ». Créés en privé (1938), puis devant un public (1939) avant d’être révisés (1947), ses quatre mouvements saluent les transcendantalistes américains – mouvement philosophique décidemment lié au piano, comme le rappelait Ivan Ilić il y a peu [lire notre critique du CD]. Iconoclaste, cette vaste pageentrelace passé et futur à travers ses citations (Beethoven, dont les quatre notes de la Cinquième sont invitées jusqu’à plus soif dans The Alcotts, mais aussi Bach, Wagner, Brahms) et ses audaces (cluster, polytonalité, etc.). D’abord nerveuse, voire métallique (Emerson), l’interprétation glorifie la tendresse finale – Thoreau rehaussé par la flûte « inattendue » de Marianne Henkel – vers laquelle conduisent des étapes diversement contrastées.

Manquait-il une œuvre en trois parties ? Les brèves Variations Op.27 (1937) d’Anton Webern (1883-1945), bien sûr. Composée entre octobre 1935 et septembre 1936, elle est dédiée au pianiste Eduard Steuermann (1892-1964) – élève de Kurz, Busoni, Humperdinck et surtout de Schönberg dont il escorta souvent le travail (Pierrot lunaire, Concerto Op.42, etc.) –, lequel rejoindrait bientôt les États-Unis sans l’avoir créée. « Avec ces Variations, confie-t-il au moment d’élaborer cette sorte de suite”, j’espère avoir fait aboutir une chose que j’avais en tête depuis des années » ; une chose que la mort brutale de Berg aura sans doute enfantée. Avec leur place accordée au fragment et au silence, on sent s’éloigner le romantisme tardif pour laisser pleine place au XXe siècle.

LB