Chroniques

par françois cavaillès

récital Anna Prohaska
Castrovillari – Cavalli – Graupner – Händel – Hasse – etc.

1 CD Alpha (2016)
250
Anna Prohaska chante deux reines de l'opéra baroque : Didon et Cléopâtre

L'air est bien lourd dans Serpent & Fire, le dernier disque d'Anna Prohaska. Accompagné par l'ensemble de musique ancienne Il Giardino Armonico, le jeune soprano autrichien fulmine un peu plus souvent qu'il se lamente, accablé par la lourde tâche d'incarner tour à tour les reines Didon et Cléopâtre. Sur ce thème bicéphale, les extraits choisis dans le répertoire lyrique baroque paraissent mal ordonnés, à tel point que l'impression générale flirte entre le terne et le grotesque.

Le récital décrit la plus grande ellipse à partir d'un superbe opéra court, en forme de grand huit. Tout se passe en effet par rapport au génial Dido and Æneas de Purcell (1689), la petite merveille d'intrigue colossale dessinée en une heure : du début, l'Ouverture et le premier air de la légendaire fondatrice de Carthage, jusqu'à la fin, son air ultime, précédé par le fascinant récit ascendant Oft she visits this lone mountain. Dans ce chef-d'œuvre de l'opéra anglais, le doux chant prend toutefois un air emprunté, et presque même effondré – au point de faire amèrement regretter l'absence d'une Belinda pour remonter le moral d'un Shake the cloud from off your brow ou du somptueux chœur pour offrir sa protection sur l'ordre ferme de « Banish sorrow, banish care !... ».

En fait, à quelques exceptions près, toute la première partie de ce curieux album au programme tortueux, déroulé par bribes datant de 1640 à 1740, semble tester le niveau d'attention de l'auditeur, lui faire tendre l'oreille pour distinguer un air un tant soit peu bouleversant, jusqu'au passage d'un vrai bulldozer mélancolique. Tout près du suicide, au bord du sacrifice, c'est dans Se pieta di me non senti (Händel, Giulio Cesare in Egitto) qu’Anna Prohaska, grande sirène alarmée au timbre d'argent terriblement sobre, se montre incroyablement langoureuse – et digne de Cecilia Bartoli [lire notre chronique du 23 août 2012]. En une splendide tristesse, l'artiste touche son sujet, sortant enfin du ridicule pompeux trahi par le déguisement des photos promotionnelles pour fouiller en son for intérieur les pressentiments de mort.

Au cœur de ce tournant si exaltant, le mythe d'une Didon alanguie et sculpturale (telle qu'incarnée, au mieux, par l'inoubliable Jessye Norman) explose littéralement à la piste suivante, extraite de Didone abbandonata de Johann Adolf Hasse (1742). Già si desta la tempesta (Voici que se lève la tempête) est absolument irrésistible. Prohaska incarne le confident Araspe qui, du rivage, lance ses appels ondulés en direction de la pleine mer hardiment démontée par les musiciens. Dans le flot courroucé, de charmantes vocalises font le tour du monde, descendent vingt mille lieux sous la ligne de flottaison... Tant de maestria signifie beaucoup plus qu'une scène endormie dans les sillons de l'opera seria, quand cantatrice et orchestre se font prodigieux prophètes en nous ouvrant au divin.

Du paradis perdu, la chute est amortie pour un instant par un extrait de la Didone de Francesco Cavalli (1641), intitulé Re de' Getuli altero. Mais encore aperçues chez les Vénitiens Antonio Sartorio et Daniele da Castrovillari, les deux héroïnes semblent éculées en regagnant une morne plaine baroque, sans surprise, à part quelques traces d’originalité dans l'air Holdestes Lispeln der spielenden Fluthen survenant dans Dido, Königin von Karthago de Christoph Graupner (1707), autant marqué par le talent du flûtiste Giovanni Antonini (fondateur et directeur du vénérable ensemble milanais) qu'enchanté par la mélodie et la diction remarquables du soprano. Parmi les divers interludes instrumentaux, retenons enfin une balade joliment guidée par le théorbe de Michele Pasotti (Passacaille del Seigneur Luigi, composé au début du XVIIe siècle par Luigi Rossi) et l'hallucinant postlude du tout premier air (après « Ah, Belinda !... », trente secondes bénies sur les traces de l'éternel Purcell). Ainsi va le solide bilan de compétences d'Anna Prohaska, avec plus de dix ans de règne à la Deutsche Staatsoper de Berlin et deux grandes reines en un CD mitigé.

FC