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Chroniques
récital Anne Cartel et Marie Vermeulin
Campo – Debussy – Hurel – Levinas – Mâche – etc.
Expédition ornithologique, cet album en duo ? Pas de catalogue d’oiseaux, pourtant, mais un voyage dans des œuvres récentes à travers lesquelles la flûtiste Anne Cartel, régulièrement entendue dans les concerts de différents ensembles instrumentaux dédiés à la musique d’aujourd’hui et dernièrement applaudie [lire nos chroniques de Gargoyles, So nah, so fern II et Embedding Tangles], et la pianiste Marie Vermeulin, dont on sait les affinités avec la musique de Messiaen, entre autres [lire nos chroniques du 4 août 2010, du 19 juillet 2012, du 9 février 2015 et du 30 avril 2016], explore la grammaire à plumes de quelques illustres oiseleurs de notre temps.
C’est sur près d’un siècle que s’étale le programme ici gravé, puisque la transcription du Prélude à l’après-midi d’un faune, que Claude Debussy composait pour l’orchestre en 1894, fut réalisée par Gustave Samazeuilh en 1925 et que ses deux pages les plus récentes datent de 2019. Du fameux Églogue d’après Stéphane Mallarmé, plus tard illustré par Nijinski et Bakst pour la compagnie de Diaghilev (Ballet russes) et objet de scandale (1912), le Bordelais a livré une adaptation qui s’attache à l’air, si l’on peut dire, et qu’honorent les interprètes au fil d’une version délicatement nuancée.
Tout n’aurait-il pas commencer avec Debussy, au fond ? À envisager la musique française du XXe siècle, nous sommes bien tentés de le croire, ce qui serait oublier l’influence du symbolisme russe sur notre compatriote lors d’un séjour de jeunesse au pays des tsars. En outre, ce serait négliger l’importance d’une inspiration orientale chez les compositeurs russes de l’époque – sachant qu’à cette occasion Debussy entendit et joua les œuvres de Borodine, Balakirev, Moussorgski et Tchaïkovski qui le passionnèrent, il ne semble pas extravagant de considérer qu’il eut également accès à celles de Rimski-Korsakov et de Liadov – et la fascination du Français pour l’Orient, par le regard et par l’oreille. S’il n’y a point d’oiseau dans cet après-midi-là, voici qu’il en affleure un d’importance, vingt-sept ans après cette transcription. Rappeler qu’Olivier Messiaen collectait la chanson des bêtes à plumes revient à enfoncer des portes ouvertes… une grande littérature explore le sujet, que l’on pourra aborder par les études approfondies de Michèle Reverdy (L’œuvre pour piano puis L’œuvre pour orchestre, éditées chez Leduc). Au printemps 1952 voyait le jour Le merle noir pour flûte et piano, fruit d’une commande du conservatoire de Paris où l’héritage debussyste a fait son chemin – l’excellent Fuminori Tanada le mettait magistralement en évidence cet été avec Chant d’extase dans un paysage triste [lire notre chronique du 29 juillet 2023]. À la tendresse générale de cet opus répond un final au geste dru, souvent comparé à celui du Sacre du printemps (Stravinsky), ici joliment enlevé. Dans le vaste Éclairs sur l’au-delà qu’il achevait en 1991, Messiaen a intégré une très brève page pour flûte solo de 1982. Anne Cartel fait découvrir ce jeu d’écho dans le petit matin.
Messiaen fut un maître pour plusieurs générations de compositeurs au conservatoire de Paris. C’est le cas de trois des musiciens présents dans ce CD. À commencer par Michaël Levinas dont nous entendons Froissements d’ailes conçu pour flûte solo en 1975, dans l’émergence du mouvement spectral et juste après la fondation de L’Itinéraire. Nous avons tous observé la non-tranquillité d’un oiseau dont le vol incertain lutte contre le vent, dont la survie dépend parfois de quelques minutes d’un heureux hasard. Cette angoissante fragilité, instabilité, fait le sujet de la pièce… à moins qu’il s’agisse de quelque inquiétude angélique portée vers notre monde ? Une certaine respiration et sa déperdition le suggèrent. En 1980, François-Bernard Mâche invite en direct les chants d’oiseau dans Sopiana pour flûte, piano et sons enregistrés. Aux pépiements caractéristiques, livrés tel quel, répond leur imitation par les instruments, donnant dès lors naissance à un dialogue d’une actualité criante plusieurs décennies plus tard (Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005). Quant à Tristan Murail, il dédie à Messiaen Le fou à pattes bleues pour flûte et piano, en 1990. « …son chant consiste en une série harmonique flûtée dont il égrène les composantes à la manière d’un filtre qui balaierait un spectre harmonique, ou encore d’un de ces tuyaux en plastique souple et crénelé que l’on fait tourner pour obtenir une sorte de vrombissement mélodieux », précise-t-il dans la notice de l’œuvre (Lemoine). De là, Murail développe une page complexe sur une dizaine de minutes dont Anne Cartel et Marie Vermeulin transmettent la secrète saveur. À l’automne 2019, Fabrizio Chiovetta créait Le rossignol en amour (2019) aux Solistes à Bagatelle, goûté depuis sous d’autres doigts [lire notre critique du CD de François-Frédéric Guy]. Nous le retrouvons dans l’approche délicate de notre pianiste qui en magnifie admirablement les couleurs.
Trois compositeurs de cette galette ne furent pas élèves de Messiaen. Le plus jeune d’entre eux, Régis Campo, écrivait Le pic vert en 2000, pour piccolo et piano. Au fil d’un jeu sur des sons habituellement considérés comme malvenus et qu’il convoque dans une obstination rythmique de plus en plus affirmée, il signe une page à bec insolent qui conclut l’album dans la bonne humeur. Trois ans plus tard disparaissait Luciano Berio. Philippe Hurel lui rendait alors hommage avec Breve ritornello (2003), créé à Oslo par sa commanditaire Anne-Cécile Cuniot et Jean-Marie Cottet au piano, en 2004. Par ritornello il faut plutôt comprendre refrain, puisqu’y alterne une « petite cellule de trois sons (en décalage rythmique avec le piano) avec d’autres épisodes lents et plus libres », dit son auteur. Une vive inventivité manipule le matériau avec une verve adroite dont les artistes rendent parfaitement la richesse.
2019 est l’année où Marc Monnet livre Nut nut nut nut que lui ont commandé Anne Cartel et Marie Vermeulin en vue de ce disque qui en constitue donc la création mondiale. À la diaphanéité presque sauvage des premières lignes flûtistiques s’opposent les accords ténébreux d’un piano âpre – le Bösendorfer est un atout certain ! –, abritant bientôt la répétition de gestes brefs à l’agressivité affirmée. La puissance du contraste domine une écriture bilieuse, pour ainsi dire, où intrigue le court chantonnement final de la flûte avant la résonance définitive du piano. Bravo également à Hugues Deschaux pour la clarté de la prise de son de ces Birds of a feather.
BB