Chroniques

par bertrand bolognesi

récital du pianiste Cristian Monti
œuvres de Jacques Lenot et d’Alexandre Scriabine

1 CD Galaxie-Y – Cabinet de curiosités (2024)
CC 007
Cristian Monti joue Lenot et Scriabine – 1 CD Galaxie-Y (2024)

Dans les premiers jours du mois de février, l’ingénieur du son Sami Bouvet, le pianiste Cristian Monti et le compositeur Jacques Lenot s’enfermaient au Studio Meudon afin d’enregistrer, sur un Fazioli préparé par Bernard Faulon, un programme d’un peu plus de trois quarts d’heure qui sertirait la page écrite en ce premier quart du XXIe siècle de deux opus conçus par le musicien russe à la veille de la Grande Guerre.

Il y a quelques semaines, à l’occasion du concert de lancement du présent disque de la collection Cabinet de curiosités éditée par Galaxie-Y, nous découvrions les Rilke-Fragmente de Lenot (2022), sur lesquels nous choisissions alors de concentrer le propos, plus que sur les œuvres de son aîné. Au cœur du CD, nous retrouvons le voyage obstiné et relativement tourmenté d’un motif de cinq notes, combinées de diverses façons, qui emportait alors l’écoute. Plutôt que de redire ici ce qui fut écrit là, orientons le lecteur vers l’article publié à la suite de la création mondiale de cette vaste pièce [lire notre chronique du 29 novembre 2024], travail de Jacques Lenot auquel semblent s’appliquer les mots couchés par Jean Frémon dans un de ses ouvrages sur la plasticienne Louise Bourgeois :

« Toute grande œuvre est le produit d’un irrésistible besoin de dire ou de montrer et d’un non moins irrépressible désir de taire ou de cacher. La tension de l’œuvre, l’émotion qui s’en dégage est le résultat de ce conflit. La spirale est la figure qui exprime le mieux cette tension contradictoire, c’est le mouvement qui fait passer l’extérieur à l’intérieur et inversement. Les secrets sont mis au jour, les hantises sont exhibées comme les tripes du Rabbit (1970), peau retournée comme un gant. Inversement, s’ils sont montrés, c’est toujours de façon métaphorique, cryptée, imagée et dans le souci d’une perfection formelle qui les capte, les entoure, les protège – et, d’une certaine façon, les voile, les dérobe » (in Louise Bourgeois, femme maison, L’Échoppe, 2008).

Dans Rilke-Fragmente, il s’agit bien de cela… comme dans (presque) tout le catalogue du compositeur. Certes, les accompagnements du disque et du concert citent Pressentiment de Rainer Maria Rilke, un poète qui hante Lenot depuis près d’un demi-siècle ; alors, oui, il y a aussi cette aquarelle de Jean Sorlet ouvrant une fenêtre bleue d’oiseaux dessus la désolation d’un paysage hivernal, mais le présent opus emporte assurément autre chose dans son virage rilkien, un autre-chose intime et douloureux qui demeurera secret. Si l’interprétation in vivo de novembre affirmait une austère raucité, la gravure paraît moins sombre, tel un secours porté à la peine – sans rien qui saurait la bercer, toutefois : le caractère général reste l’acharnement, parfois farouche, qu’on pourrait croire investi d’une vertu salutaire vertu incantatoire.

C’est au Scriabine de la fin que s’est attelé Cristian Monti, en choisissant l’ultime sonate pour piano, la Dixième Op.70 et les Préludes Op.74, dernier opus de l’artiste moscovite. Écrite pendant l’été 1913, de même que les Huitième et Neuvième qui arborent néanmoins autres climats, la sonate visite elle aussi un motif d’apparence simple qu’elle transforme jusqu’à l’instabilité. Si le pianiste toscan inventait un orchestre à son interprétation de novembre, déclinant un incroyable éventail de timbres, il s’est tenu à une lecture exclusivement pianistique pour le disque. Moins exubérant, son abord affirme un art finement ciselé dont l’articulation souligne la clarté de l’œuvre elle-même. L’année suivante, Scriabine compose un nouveau cycle de cinq pages, les Préludes Op.74. L’errance harmonique qui fait la typicité de sa facture est au rendez-vous du premier numéro, Douloureux, déchirant, sous les doigts prudents de Christian Monti qui en maintient savamment la nature aphoristique. Très lent, contemplatif (II) impose ensuite une méditation soigneusement nuancée, tandis que le bref Allegro drammatico (III), dont la fougue appelle un développement, ne déroge pas à une esthétique de l’esquisse. Lui fait écho le cinquième de ces préludes (Fier, belliqueux), telle une impossible échappée, Lent, vague, indécis (IV) ménageant entre ces deux-là une tendresse inouïe où se love le jeu subtil de l’interprète.

Une fort belle galette !

BB