Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Elena Rozanova
transcriptions pour piano

1 CD Évidence (2022)
EVCD 084
Elena Rozanova joue des Lieder célèbres transcrits pour piano seul par Liszt

Auteur de l’essai Liszt transcripteur paru en 2005 chez Actes Sud – Schubert et l’infini complète le volume [lire notre critique de l’ouvrage] –, Jacques Drillon (parti ver les étoiles il y a un an) présente en ces termes, dans la notice de ce CD paru sous label Évidence, la vaste activité de transcripteur du compositeur austro-hongrois : elle « se répartit en plusieurs pratiques distinctes : la transcription littérale, ce que Liszt applique pour les symphonies de Beethoven ou les œuvres de Bach, dans le but de traduction, mais aussi la paraphrase qui consiste davantage en une réappropriation de l’œuvre approchée, par le commentaire, la variation ou l’ornementation de celle-ci. Entre les deux se trouve l’adaptation qui consiste en une approche intermédiaire entre la grande liberté des paraphrases et la tentative de restitution fidèle. C’est dans cette catégorie que se situent la plupart des Lieder ».

Aussi ne s’étonnera-t-on pas de lire dans ladite notice les poèmes des Lieder adaptés par le pianiste virtuose : voilà qui permet de raviver dans l’écoute de l’instrument seul et du rendu pianistique de chaque pièce une présence vocale que Liszt s’est ingénié à servir. À l’issued’un récital Janáček, Messiaen et Rachmaninov donné au foyer du Théâtre du Châtelet il y près de vingt ans, Elena Rozanova, musicienne formée à l’école russe de piano quoique née à Odessa, livrait en bis la version Liszt du fameux Erlkönig de Schubert [lire notre chronique du 3 février 2003]. Dans la brève note qu’elle signe en préambule du texte cité ci-avant, elle précise dédier l’album à sa mère, « si généreuse, sensible, radieuse et fragile ». Avec cette maman chanteuse, elle découvrit toute jeune le présent répertoire, accompagnant alors la voix au clavier. Le sachant, c’est désormais avec encore plus de plaisir que l’on retrouve des pages très connues du genre, à l’exception de celles de Chopin, nettement plus rares, les artistes lyriques – comme bien d’autres, d’ailleurs – n’écartant guère leurs programmes de parcours prudemment balisés.

D’emblée la sonorité généreuse du Stephen Paulello Opus 102 séduit l’écoute et invite le chant sous les doigts eux-mêmes bons chanteurs de l’artiste. Le moelleux semble à son comble dans le triste Frühling, deuxième des Six chants polonais S.480 venus des dix-neuf Chant polonais Op.74 de Fryderyk Chopin, d’une tendresse plus bénie encore lorsque les dernières mesures inversent le motif d’accompagnement, comme à la noyer vers quelque onde plus profonde encore. Das Ringlein (III) révèle autant la délicatesse inouïe de l’aigu de l’instrument que la souplesse et l’interprète, souplement à l’écoute d’accords arpégés sans filet. Dans un froncement de sourcil s’enchaîne Bacchanal (IV), vivace brioso qui ne manque point d’éclat, voire d’un certain faste concertant. Là, le jeu d’Elena Rozanova magnifie la cordiale rodomontade lisztienne où le Paulello flibuste somptuairement son format. Plus lisztien encore, échevelé, Die Heimkehr (6) jouit non seulement d‘une maîtrise impressionnante mais encore d’une affolante inspiration qui laissent pantois – brava !

La lumière est radicalement différente sur les Tres Sonetti di Petrarca S.161 dont Ferenc Liszt accomplit l’extension à partir de son propre opus et qu’il intégra au deuxième recueil des Années de pèlerinage (de sorte qu’ils sont de nos jours plus fréquentés par les pianistes que par les ténors). Pour chanter merveilleusement, la partition affirme un pianisme nettement assumé que l’interprète, loin de se dérober, porte bravement. Si Benedetto sia ‘l giorno fait dialoguer tous les registres, elle cultive une aura toute spéciale à Pace non trovo par un rubato subtil et une minutieuse ciselure de la pédalisation. Les qualités de lyrisme se déploient plus encore dans I’vidi in terra angelici costumi ou alternent exquisément air et récitatif jusqu’à confondre habilement ce qui les différencie.

Approcher l’univers du Lied en faisant l’impasse sur Franz Schubert, c’est revenir de Rome sans être allé à San Pietro in Vincoli (re)voir le prophète de marbre ! Sept transcriptions de l’œuvre du Viennois ouvrent le florilège, à commencer par Gretchen am Spinnrade dont Elena Rozanova dessine discrètement l’inquiétude invasive. La main gauche chante avec une chaleur qui nous le rend plus intime que jamais Auf dem Wasser zu singen. À la tourmente quasi orchestrale de Die junge Nonne répond la paraphrase, plus chantournée que chantée, de Die Forelle. Moins convaincant, Ave Maria le cède assurément au feu d’Erlkönig, d’une expressivité bouleversante, clôturant sa bourrasque dans deux coups de foudre impitoyable qui témoignent, si besoin en est, ô combien la pianiste a dompté les grands moyens de l’Opus 102 [lire nos critiques des CD Jean Cartan et Philip Glass]. Efficace dans ce Lied spectaculaire, encore éclaire-t-elle d’une poésie bien à elle, et grâce à un phrasé généreux, le plus intérieur Ständchen. Pour nous qui ne suivons pas l’ordre de l’éditeur discographique, le cahier de l’artiste est refermé par Widmung de Robert Schumann, ici flamboyant. On en redemande !

BB