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Chroniques
récital Emmanuel Despax
Chaminade, Debussy, Duparc, Fauré, Ravel et Saint-Saëns
Sept compositeurs, pour mirer son art dans un mouroir Belle Époque. Sept compositeurs français, joués par un pianiste français installé à Londres qui enregistre pour le label britannique Signum Records. L’époque en question est prise dans une vaste acception, les pages ici gravées ayant vu le jour entre 1870 et 1936 – une soixantaine d’années, donc, dont certaines ne furent point tout à fait roses… Sur un puissant et précis Fazioli 278, Emmanuel Despax interprète ce fort beau récital qui alterne habilement les caractères et qu’il dédie à son grand-père, le poète Jacques Charpentreau (1928-2016) « qui aimait la musique des mots et la poésie de la musique », dit-il dans la notice du CD. Dans la famille, l’artiste compte encore un arrière-grand-oncle poète, parti à trente-trois ans dans les tranchées de la Grande Guerre, en 1915 – tout n’était pas toujours beau, en cette époque-là. Ces œuvres que le pianiste sert si bien aujourd’hui lui font songer « à mon grand-père, à nos conversations et à plusieurs de ses poèmes qui ont également été inspirés par la nuit. J’ai voulu lui rendre hommage en choisissant certains de ses poèmes pour accompagner la musique, ainsi que des poètes qu’il admirait, y compris un poème tiré de la précieuse première édition de La maison des glycines d’Émile Despax qu’il m’avait offerte un jour » (même source). Ainsi l’auditeur peut-il lire quelques vers d’Aloysius Bertrand, Henri Cazalis, Andrée Chedid, Charles Baudelaire, Alfred de Musset, Paul Verlaine et Renée Vivien, ou encore du baryton Romain Bussine (1830-1999), sans oublier ceux de Despax et Charpentreau, soigneusement choisis.
1874. Henri Duparc, dont principalement l’on chante les mélodies [lire notre critique du CD Brilliant Classics], écrit le poème symphonique Aux étoiles que l’on créera outre-Atlantique en 1919, dans sa version révisée de 1911. Et c’est en 1911 que parut chez Rouart-Lerolle la transcription pour piano seul, de la main même du compositeur. Sous les doigts d’Emmanuel Despax, nous goûtons une approche subtilement contemplative de cet opus contemporain de la première exposition impressionniste. 1875. On inaugure la IIe République et le Palais Garnier. Ferenc Liszt adapte pour le piano un autre poème symphonique, celui que Camille Saint-Saëns signait l’année précédente, dès lors fameux : Danse macabre Op.40, partition qui s’enrichirait encore, en 1942, d’un apport de Vladimir Horowitz. Sans froncements de sourcils ni roulement d’yeux, le musicien cisèle une expressivité d’abord nourrie par un sens inouï du style. Éditée chez Choudens en 1878, la première des trois Mélodies Op.7 de Gabriel Fauré, Après un rêve, connut une grande carrière, tant dans les récitals vocaux que dans les concerts harpistiques, sans compter de nombreuses versions pour divers instrumentarium. O combien lyrique, c’est celle de Despax lui-même qui, dans un romantisme discret, sonne ici.
1890. L’un des quatre mouvements qui feront, en 1905, la Suite bergamasque, est conçu par Claude Debussy. Pour s’intituler Clair de lune, il ne cauchemarde guère sous les étoiles funestes de Van Gogh qui se suicidait cet été-là. La sensualité généreuse de la lecture de Despax, délicatement phrasée, pourrait bien s’attacher au rêve lui-même plus qu’à son après. 1908. Les croque-mitaines Bainville, Daudet et Maurras fondent la sinistre Action française qui, huit mois plus tard, soufflète l’honnête Amédée Thalamas qui ne vénère peut-être pas autant qu’eux une certaine Pucelle lorraine qu’on vient de béatifier. Le climat n’est guère aimable, par chez nous… Les personnages de Gaspard de la nuit ne le sont pas tous non plus ; il en est même de féroces, échappés des eaux-fortes de Callot ! Rien n’échappe à l’inspiration raffinée du musicien qui offre un Ravel exquisément inquiet. Aux chatoiements d’Ondine succèdent la noirceur vigoureuse du Gibet puis Scarbo proprement terrible.
1925. Le temps a coulé jusqu’à ces années qu’on a dit folles et qui sans doute n’eurent d’autre recours que de l’être, après le désastre de 14/18… mais ce n’était qu’unentre-deux-guerres. Les Arts Déco’ s’affichent à Paris, quand plusieurs grèves marquent le désir d’un temps nouveau. La pianiste et compositrice Cécile Chaminade édite, à soixante-huit ans, un Nocturne en si majeur Op.165, volubile et charmant, qu’elle dédie au poète britannique Reginald Reynolds, antimilitarisme, anticolonial que dut profondément choquer la répression des mouvements populaires – le guet-apens de la rue Damrémont… Rien de cette nuit sanglante dans la gentille promenade de Chaminade. Arrive 1930. Tant pis si, à Montmartre, les nationalistes bousillent le Studio 28 pour protester contre la sortie d’un chef-d’œuvre, L’âge d’or de Buñuel et Dalí ; tant pis si l’autorité française le censure et donne ainsi raison aux agités de la Ligue des patriotes ! À l’abri du tumulte dans un logis en Touraine, Francis Poulenc s’adonne à un jeu de société spécialement inventé entre bons amis. Et voilà qui les tiendra dans la bonne humeur jusqu’au Front Populaire. Entre 1930 et 1936 naquirent huit mouvements joyeux, suivis d’une Cadence et d’un Final, enfin précédés d’un Préambule, dont l’art de Poulenc fait les délices : Les soirées de Nazelles. Emmanuel Despax intaille chaque gemme avec une gourmandise soigneusement contenue. Bravo !
BB