Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Ensemble Calliopée
Durosoir – Stephan – Vierne

1 CD Hortus (2016)
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L'Ensemble Calliopée joue Durosoir, Stephan et Vierne

Il y a quelques années, l’ensemble Calliopée signait, sous la direction artistique de l’altiste Karine Lethiec et sous celle, musicale, de Renaud Déjardin pour l’un des opus au programme, un fort beau CD entièrement consacré à la musique de Lucien Durosoir (Alpha, 2010). Le dix-huitième volume de la passionnante collection Les musiciens et la Grande Guerre* dans laquelle se sont lancées les Éditions Hortus est précisément conclu par son Poème pour violon, alto et piano, l’une de ses premières pièces écrites au retour du front. Elle restait jusqu’à présent inédite au disque. Bien avant la mobilisation, le violoniste Durosoir (1878-1955) caresse l’idée d’un jour composer ; plusieurs notes et brouillons en témoignent. Dans les tranchées, l’artiste poursuit son étude des anciens, grâce à la complicité de sa mère qui lui envoie des partitions. Dès la fin du conflit, le voilà en quelques mois auteur de cinq opus d’importance, dont ce Poème achevé le 12 mai 1920 qu’il crée lui-même avec Marcel Raby (piano) et Jean Alan (alto), le 10 novembre de la même année, lors d’un concert au programme pléthorique inaugurant la salle des fêtes de Vincennes et « au profit du monument aux morts » de 14-18 qu’on érigerait en 1923.

En résidence au Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux, Calliopée s’est investi dans Mon violon m’a sauvé la vie, une exposition à travers laquelle l’institution donnait à voir le destin de plusieurs musiciens pris dans le conflit mondial. À la suite des Cinq aquarelles pour violon et piano et juste avant la fantaisie Jouvence pour violon et octuor et le Caprice pour violoncelle et harpe, deux pages gravées par l’ensemble dans la référence cités plus haut, Poème s’ouvre dans un geste nerveux, bientôt gagné par un miroitement en hésitante frondaison, puis franchement lyrique. La volubilité un rien inquiète de ce mouvement toutefois sans drame est idéalement servie par Maud Lovett, Karine Lethiec et Frédéric Lagarde, dans un équilibre complice, magnifié par l’excellente prise de son de Thibaut Maillard.

« En ex-voto à la mémoire de mon cher fils Jacques, mort pour la France à dix-sept ans » : ainsi Louis Vierne signalait-il son tragique Quintette en ut mineur pour piano et cordes Op.42 comme déploration du fils aîné, tombé en novembre 1912. Encore y faut-il entendre lamentation du frère perdu au front et d’André, le plus jeune fils, emporté à dix ans par le bacille de Koch, en 1913. On retrouve le saisissant Poco lento qui introduit un Moderato à la sombre fougue méandreuse – une œuvre assez présente au concert, surtout depuis la commémoration du centenaire de 1914 [lire nos chroniques du 22 juillet et du 26 mars 2014, mais encore celle du 6 juin 2003 ainsi que notre critique du CD Atma]. Loin d’appuyer outre mesure le caractère du Larghetto central, les instrumentistes précédemment cités, auxquels s’ajoutent Florent Audibert (violoncelle) et Christophe Giovaninetti (violon), en conduisent la plainte digne avec une fermeté rare dont l’âpreté bouleverse plus que la plus poignante pleurnicherie. La hargne résolue et le chant triste, presque simple, alternent dans un l’introit du dernier mouvement, Allegro vigoureux et colère rondement mené, jusqu’en sa discrète dérision de marche militaire, amère – par-delà le regret point le manifeste.

Le prometteur Rudi Stephan n’aura pas connu longtemps l’horreur de la guerre : il fut mortellement touché après deux semaines sur le front galicien, le 29 septembre 1915. Ayant suivi de brillantes études musicales à Francfort, puis à Munich, ce grand talent (à en juger par le peu d’œuvres qu’il nous a laissées) dont Marc Mauillon chante Heimat et Pappel im Strahls dans le volume IV de la présente collection [lire notre chronique du CD] était fauché à l’âge de vingt-huit ans. Après Musik für Geige und Orchester (1911) et Muzik für Orchester in einem Satz (1913) au concert [lire nos chroniques du 12 mars 2009 et du 11 janvier 2007] et, au disque, son opéra Die ersten Menschen [lire notre critique du CD], nous découvrons sa Musik für sieben Saiteninstrumente Op.16 de 1911 – deux violons, alto, violoncelle, contrebasse (Laurène Durantel), harpe (Sandrine Chatron) et piano. Le lyrisme généreusement chantourné du premier épisode (Sehr ruhig, ernergisch bewegt) s’emporte en de généreuses exacerbations, pour se conclure en un geste quasiment dansé. D’abord terriblement intérieur, Nachspiel, le second, conjugue soudain une moire straussienne à la saveur valsée, dans une couleur étonnamment française. Au cœur, la psalmodie initiale s’érige en élégie de près de quatre minutes, avant une conclusion au lyrisme échevelé, somptueusement mis en relief par cette interprétation.

BB

* notre rubrique présente les articles critiques à propos des volumes Au carrefour de la modernité (II), Prescience conscience (IV), La naissance d’un nouveau monde (V), Concertos pour la main gauche (X) et Chant de guerre (XI)