Chroniques

par laurent bergnach

récital Ensemble Intercontemporain
Cage – Carter – Feldman – Fulmer – Reich – etc.

2 CD Alpha (2017)
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L'Ensemble Intercontemporain célèbre cent ans de musique new-yorkaise

La sortie de ce double enregistrement permet de saluer les quarante ans de l’Ensemble Intercontemporain, formation fondée par Pierre Boulez en 1976 et actuellement sous la tutelle de Matthias Pintscher. Rappelons que ce dernier est à l’aise avec la pratique instrumentale (piano, violon, percussion), la composition et, bien sûr, la direction d’orchestre débutée avec Péter Eötvös – parangon de musicien partagé entre écriture et exécution. New York, le titre donné à ce copieux programme, nous éloigne d’une Vienne redécouverte après guerre (la Seconde École) et lorgne vers ce qui s’est passé Outre-Atlantique durant près d’un siècle, sur les traces de la première avant-garde (Ives, Cowell, etc.).

Quatre compositeurs sur sept ne sont plus de ce monde, dont Edgard Varèse (1883-1965), formé sur l’Ancien Continent et vite épris de révolution sonore. Ainsi Intégrales (New York, 1925), pièce écrite à Paris entre mars et décembre 1924, « pour certains moyens acoustiques qui n'existaient pas encore ». Malheureusement aujourd’hui, cette réunion célèbre de vents, cuivres et percussions dévoile une pâte assez dense et épaisse, avare de nuances.

Pour sa part, Elliott Carter (1908-2012) fit le voyage en sens inverse, pour étudier avec Nadia Boulanger, à l’instar de certains compatriotes (Copland, Gershwin, Glass, Piston, etc.). C’est d’ailleurs à la ville de la pédagogue, et sous la direction de Boulez, qu’est réservée la première écoute du Concerto pour clarinette et orchestre (Paris, 1997), d’« une écriture transparente où la maîtrise absolue des moyens est au service d’une invention rigoureuse, enjouée et profonde », dixit Philippe Albèra (in programme de salle). Comme pour l’œuvre précédente, Mathias Pintscher surprend par une sorte d’urgence, voire de brutalité qui n’est pas de notre goût.

New York, c’est la ville où John Cage (1912-1992) part s’imposer dans les années cinquante – aux côtés de Feldman, Wolff et Young –, suite à quelques cours avec Schönberg, exilé sur la côte Ouest depuis 1934. Conscient qu’un monde existe derrière ce mur harmonique qui lui barre la route, il s’attelle à certaines recherches dont émerge le quintette Musique pour instruments à vents de 1938, à l’aube des premières pièces pour piano préparé [lire notre critique du CD]. Folâtre, le trio initial annonce un duo assez éthéré, mais tous deux se parent souvent d’accents belliqueux. Le quintette est franchement agité, voire vindicatif, même si un peu d’humour semble percer au final (Cherrier, Pateau, Comte, Riveaux, McManama).

Encouragé très jeune par les auteurs de Déserts et 433, Morton Feldman (1926-1987) livre Instruments I (Cologne, 1975) dans une décennie de travail acharné et propice aux pièces longues, tel le « Quatuor cent minutes » (1980) [lire notre critique du CD]. Flûte, hautbois, trombone, célesta et percussions portent une énergie douce et aérée qui remet en mémoire l’article Crippled Symmetry (1981) : « la musique peut parvenir à des aspects d’immobilité, ou à l’illusion de celle-ci : le monde à la Magritte qu’évoque Satie, ou bien la “structure flottante” de Varèse ».

Dix ans après Jacques Lenot [lire notre critique du CD], Steve Reich (né en 1936) rend compte de l’effondrement du World Trade Center, à travers un quatuor à cordes, lui aussi. Comme pour Different trains (1988), WTC 9/11 (Durham, 2011) comporte trois mouvements et des fragments de témoignages en bande-son. Si nous sont familières la lumière des gosiers et archets du mouvement médian, mais aussi la pensée religieuse du dernier – à la suite de Tehilim (1881) ou The cave (1993) [lire notre chronique du 23 septembre 2011] –, en revanche l’on est saisi par le dialogue de cordes tendues (Conquier, Tosi, Simon et Couturier) avec les voix sombres de 9/11/01, ouatées et fantomatiques, dans l’angoisse du jour fatal.

Depuis 2009, Sean Shepherd (né en 1979) s’intéresse surtout à l’orchestre et au grand ensemble. En France, on pût entendre Blur (Paris, 2012), petit quart d’heure dédié à Magnus Lindberg et commandé par la formation qui le reprend ici [lire notre chronique du 10 janvier 2012]. De même que Reich ou Leroux (Postlude à l’épais, 2016), l’Américain s’y inspire du voyage ferroviaire, et plus précisément des diverses visions possibles depuis la vitre, afin d’offrir « une sorte de divertissement : exubérant, frénétique, insistant et joyeux ». Si l’on admire la perfection des traits de chaque participant, on regrette qu’elle serve un collage de petits climats successifs, sans grand souffle général.

David Fulmer (né en 1981) est le plus jeune et le moins connu du programme. Néanmoins, ce violoniste, chef et compositeur titulaire d’un doctorat de la Juilliard School possède déjà une cinquantaine d’œuvres à son catalogue. Concerto pour cor commandé par l’ensemble quarantenaire, Within his bending sickle’s compass come (Paris, 2015) trouve son titre dans le Sonnet 116 de Shakespeare. On y apprécie un dessin véritable, un travail de timbres très fin et intrigant qui captive l’écoute d’un bout à l’autre.

LB