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Chroniques
récital Françoise Kubler
Bedrossian – Donatoni – Dusapin – Leroux – Mâche – etc.
Après un premier prix de chant obtenu au Conservatoire de Strasbourg, Françoise Kubler fonde en 1981 l’ensemble Accroche Note avec le clarinettiste Armand Angster, musicien qui partage son goût pour le répertoire contemporain et la création [lire notre critique du CD Trente ans de création musicale]. Dès lors, le soprano gagne en notoriété et attire à elle nombre de compositeurs parmi lesquels Aperghis, Dillon, Fedele, Francesconi, Harvey, Ishida, Jolas, Matalon, Murail, Pesson, Sciarrino et Tejera. Il faut ajouter à cette liste prestigieuse huit autres noms qui sont au programme de ce récital chambriste couvrant plusieurs décennies.
Commençons par trois pièces qui privilégie la voix nue. Je brûle, dit-elle un jour à un camarade est un hommage à Edmond Jabès (1912-1991) dont l’écriture, qui aime enchevêtrer mot, son et geste, inspira Philippe Leroux. Pour sa part, Pascal Dusapin trouve la matière d’Il-Li-Ko chez Olivier Cadiot (né en 1956), livrant trois chapitres où règne le texte mis en scansion. Les documents dont se sert François-Bernard Mâche pour Trois chants sacrés ne sont pas seulement anonymes, ils sont aussi surprenants puisque écrits dans des langues oubliées : hittite, étrusque et gaulois. Pour mieux parler à l’imaginaire, la chanteuse s’y accompagne parfois d’un instrument à percussion (plaques de chrysocale, grand tambourin).
« Luis de Pablo dissout toute certitude. […] il offusque tout », écrit Jean-Noël von der Weid dans un recueil de lettres récemment publié [lire notre critique de l’ouvrage]. Du créateur basque, Françoise Kubler apprécie particulièrement Puntos de Amor, « une merveille d’horlogerie, de vivacité, d’intelligence et de complexité » (notice du CD, de même que les prochaines citations). Pablo s’y appuie sur l’image d’un oiseau solitaire, assez énigmatique et sans doute métaphorique, trouvée chez le mystique Saint Jean de la Croix (1542-1591). Évoqué plus haut, Armand Angster [lire nos chroniques du 20 mars 2010 et du 22 avril 2020] accompagne le soprano, accentuant un climat propice à l’envoûtement.
Autre écrivain en lien avec le sacré, l’Hindou Kabîr (c.1440-1518) inspire à Franco Donatoni …Ed insieme bussarono, la plus ancienne des trois œuvres avec piano proposées, qui multiplie affects et paysages. Admirant tour à tour « les lignes qui se brisent en se résolvant avec une subtilité et une grâce infinie » et « des accords pianistiques parfois violents et bruts », notre chanteuse choisit deux cycles de Wolfgang Rihm consacrés aux poètes Friedrich Hölderlin et Heinrich Heine, au tout début du deuxième millénaire. La rondeur pianistique de Wilhem Latchoumia [lire nos chroniques du 16 mars 2009, des 20 février et 3 août 2010, du 29 janvier 2011, du 9 février 2015, du 30 avril 2016 et du 1er décembre 2017] soutient les réminiscences romantiques de Drei Hölderlin-Gedichte tandis que Michèle Renoul exalte les paroxysmes passionnés d’Heine zu Seraphine.
Pour terminer, revenons à la voix nue ou, pour mieux dire, à demi-dénudée lorsqu’elle entre en résonnance avec l’électronique, comme une prolongation d’elle-même. Dans Lamento de Franck Bedrossian, une femme tremble et se morfond durant la destruction de Jérusalem par les Babyloniens que narre le personnage biblique Jérémie. Une autre page célèbre le poète Yi Sang (1910-1937), Rimbaud coréen vaincu par le fascisme japonais et la tuberculose. « J’attendais avec impatience une pièce qui me donnerait du fil à retordre : une pièce exigeante et rude, à la ligne vocale explosée », explique l’interprète, laquelle trouve la perle rare avec Eon 3m, oq de Jiwon Seo, l’opus le plus court (8’23) du programme, sans en être le moins riche.
Pour qui ne connaîtrait pas encore Françoise Kubler, ce double CD constitue une formidable carte de visite qui dévoile l’étendue de son art [lire nos chroniques du 21 septembre 2004, du 4 octobre 2006, du 14 janvier 2011, du 11 mars 2012 et du 24 avril 2020, ainsi que des albums consacrés à Ivan Fedele et à Pascal Dusapin]. Dotée d’une voix élastique, l’artiste passe sans problème d’un mélisme bouche fermée à un cri épique (Mâche), mais c’est son expressivité qui émeut autant qu’elle impressionne, lorsqu’on la sent à l’aise dans le lyrisme tendu (Donatoni), le flux prosodique (Leroux) ou la déclamation inattendue (Dusapin). Après mise à l’écoute de cinq galettes afin d’en récompenser une seule, la collecte des avis des chroniqueurs de notre équipe accuse un ex aequo : aussi deux parutions sont-elles aujourd’hui distinguées par notre A! [lire la recension de l’autre CD récompensé]. Virtuose et plurielle, Françoise Kubler démontre que la voix demeure un moyen efficace et intemporel pour toucher l’âme humaine – d’où l’attribution d’une Anaclase!
LB