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Chroniques
récital Hespèrion XXI
Voix d’Istanbul (1430-1750)
Par cet enregistrement, Jordi Savall poursuit « sa quête de la sagesse et de la joie de vivre, de la musique et de la poésie, de l’amitié et de la paix ». Après un premier CD intitulé Istanbul, en 2009, voici donc qu’il retrouve La Sublime Porte, titre qui, en soi, est déjà tout un programme. Mais attention : loin des images de pacotilles, Orient et Occident se retrouvent ici dans un dialogue plus que millénaire, faisant fi de tout a priori. À l’écoute de cet enregistrement si accompli se révèle une civilisation que l’on croyait connaître, déformée par le prisme d’un orientalisme bien plus ancien que le XIXe siècle et fruit de préjugés et de légendes. Grâce au travail de Savall et à un prince moldave qui séjourna dans cette ville à la fin du XVIIe siècle, tout un pan de la culture ottomane – et donc de l’humanité – nous revient par la musique.
Sur le Bosphore, à la croisée de deux mers, deux terres, deux civilisations, les hommes ont fondé une ville terre de songe, « siège de la félicité ». Là, pendant des siècles, des êtres se sont rencontrés, ont croisé leurs cultures. Dans les maisons et les jardins, pendant des siècles la musique fit régner une harmonie qui ne durait que le temps de ces rencontres et qui aurait probablement pu induire une paix universelle si les chrétiens, obsédés par leur quête évangélisatrice, avaient renoncé à vouloir être ceux à qui tous auraient du être redevables de cette paix. Tout commence par ce Songe de Daniel qu’au XVe siècle les chrétiens vont sur-interpréter afin de trouver une solution à l’occupation de Constantinople par les Turcs. Le pape Pie II propose au souverain ottoman de se convertir, afin de devenir ce souverain universel que toute la chrétienté attend comme un second sauveur. Dès lors le monde ottoman va faire l’objet de tous les fantasmes.
Le livret permettra de découvrir une réalité plus complexe et généreuse, au travers d’une ville où se rencontraient tous ces voyageurs en quête d’ailleurs, commerçants, aventuriers ou apatrides. Tous y découvrirent des saveurs et des couleurs, des rythmes et des mélodies qui les enrichirent à tout jamais. Pour permettre la redécouverte de toutes ces richesses, Jordi Savall a réuni autour de lui des musiciens issus de l’ensemble du bassin méditerranéen. Venant d’Arménie, Bulgarie, Espagne, France, Grèce, Israël, Maroc et Turquie, ces artistes retrouvent les voix de la paix. Elles sont celles de cette cité, La Sublime Porte, où coexistaient pacifiquement des hommes de multiples confessions.
La force de ce magnifique CD est de n’être pas seulement la suite d’un programme, mais de livrer tout un travail entamé avec une telle force de conviction depuis la création d’Hespèrion XX, en compagnie de Montserrat Figueras, que la maturité du résultat laisse sans voix, comme la disparition de la muse du musicien catalan. Nous y retrouvons cette dernière, au timbre toujours aussi envoûtant, dans deux chants sépharades dont un duo avec le chanteur israélien Lior Elmaleh. Ainsi prouvent-ils tous deux que tout est possible aux cœurs ouverts.
Le reste est à l’image de ces romances que Montserrat Figueras chantait comme nulle autre. Le timbre des instruments comme le santur perse au son cristallin qui nous arrive des origines même de la musique, l’oud dont le nom chante comme ses cordes la poésie intime de l’amour, les percussions dont la vibration enchante, sont autant d’invitations à un voyage au cœur des âmes. La voix fervente et ardente de Gürsoy Dinçer exprime le déchirement et la souffrance amoureuse en un murmure extatique proche de la mélopée chaude et expressive du duduk, instrument des confins de l’empire ottoman.
Équilibrée et raffinée, la prise de son permet à chaque protagoniste de développer une beauté sonore semblable aux senteurs d’un Orient sans frontière, si profondément humain qu’il pourra pour un temps soulager les âmes douloureuses, en quête d’un bonheur fait de partages et de joies enfin accordé le temps de cet enregistrement, grâce à des musiciens particulièrement talentueux, sensibles et tolérants.
MP