Chroniques

par michel slama

récital Isabelle Druet
Berlioz – Brahms – Castelnuovo-Tedesco – Chausson – Fauré – etc.

1 CD NoMadMusic (2016)
NMM 038
Le mezzo-soprano Isabelle Druet chante l'univers de Shakespeare

Chanter Shakespeare est le nouveau défi que s’est lancée le mezzo-soprano Isabelle Druet, accompagné au piano par sa complice Anne Le Bozec. Artiste aux multiples talents, Isabelle Druet passe de l’opéra au récital de mélodies et de Monteverdi à Britten, avec un égal bonheur. De son côté, Anne Le Bozec est une pianiste reconnue de façon internationale, à son aise aussi bien en soliste, dans la musique de chambre qu’en accompagnement où elle excelle. NoMadMusic leur a confié le soin de sélectionner une anthologie de pages composées sur des textes shakespeariens. Depuis quatre siècles, on ne compte plus les œuvres musicales inspirées par le dramaturge, le poète et l’écrivain anglais. Ce duo en propose vingt-quatre, le temps d’un récital qui convoque treize compositeurs différents, des XIXe et XXe siècles, avec comme thème récurrent le personnage d’Ophélie, l’héroïne malheureuse de la tragédie d’Hamlet.

Le programme débute avec l’Italien Mario Castelnuovo-Tedesco (1895-1968) dont la postérité a retenu en priorité les œuvres instrumentales pour guitare ou violon et les musiques de film. Le compositeur d’origine juive dut fuir la dictature fasciste de Mussolini et émigrer aux États Unis en 1939. Entre 1921 et 1925, il écrivit les Shakespeare Songs Op.24, trente-trois mélodies pour voix et piano (sur des textes extraits de divers pièces du Barde of Avon), placées sous l’influence de ses maîtres, Ildebrando Pizzetti (1880-1968) et Alfredo Casella (1883-1847). Il a, par ailleurs, composé deux opéras d’après des pièces de Shakespeare et un cycle de mélodies sur quelques-uns de ses sonnets, en 1945. Isabelle Druet a choisi cinq pièces extraites de l’opus 24, écrites sur des passages de Cymbeline, The twelfth night, Measure for measure, The life of Tymon of Athens et The Tragedy of Hamlet, œuvres qu’on retrouvera tout au long de cette anthologie. C’est une belle musique néoromantique teintée d’impressionnisme, intime et expressive, aux influences anglaises, espagnoles et italiennes. Pour Ophelia, Castelnovo-Tedesco va même jusqu’à citer son compatriote Verdi avec des motifs de l’Air du saule de Desdemona (Otello).

Les compositeurs français sont à l’honneur avec Hector Berlioz, Ernest Chausson, Gabriel Fauré, Francis Poulenc et Camille Saint-Saëns. C’est, bien sûr, La mort d’Ophélie du musicien de La Côte Saint-André que porte la chanteuse. Elle l’interprète avec une élégance et une émotion ineffables. Comme pour tout l’album, l’accent est mis sur une articulation et un phrasé impeccables, quelle qu’en soit la langue. Suivent les Trois Chansons de Shakespeare Op.28 de Chausson, une vraie découverte du compositeur du Roi Arthus dont on perçoit ici l’influence. Ophélie est encore présente dans ce cycle peu fréquenté aujourd’hui. De Saint-Saëns, une surprenante Mort d’Ophélie, très lyrique, extraite du Premier recueil de vingt mélodies du Parisien. The merchant of Venice inspira Fancy à Poulenc, jolie mélodie adaptée par Victor Hugo, chantée en anglais, conçue d’après des thèmes folkloriques britanniques, et la Chanson Op.57 n°1 de Fauré, plus connue, tirée de la musique de scène de Shylock.

Les musiciens allemands occupent une place importante dans ce récital. Ainsi, les célèbres Fünf Ophelia-Lieder WoO 22 de Johannes Brahms, les non moins fameux An Silvia D81 et Ständchen D891 de Franz Schubert, Lied des transferierten Zettel d’Hugo Wolf et Schlußlied des Narren Op.127 n°5 de Robert Schumann qui apportent un moment de gaieté inattendu, contrastant avec les sombres Trettondagsafton Op.60 de Jean Sibelius, chantées en finnois.

Qui se souvient aujourd’hui d’Ivor Bertie Gurney (1890-1937), poète et compositeur anglais né au tournant du siècle ? Oubliée, son œuvre comporte plus de trois cents poèmes qu’il mit lui-même en musique, avant de perdre la raison et qu’on décelât la tuberculose, à quarante-sept ans. Isabelle Druet exhume pour nous deux courtes mélodies, extraites de Five Elizabethan Songs de 1912, que Gurney appréciait particulièrement. Ce récital avait débuté avec des mélodies d’un Italien exilé aux États-Unis ; il s’achève avec celles d’un Autrichien, victime du nazisme et naturalisé américain. Erich Wolfgang Korngold le clôt idéalement, avec le très mahlérien Come away, death, venu des Songs of the Clown Op.29, et deux des Four Shakespeare Songs Op.31, complétés d’un bonus de trente secondes qui n’est pas annoncé dans la notice du CD – vraisemblablement une brève mélodie du même cycle.

Le duo formé est tout à fait convaincant. Isabelle Druet et Anne Le Bozec jouent dans une totale entente ces pages passionnantes et variées. Leur complicité se ressent dans le moindre détail. Quant à notre mezzo, elle est (presque) idéale tout au long de ce programme grâce à une diction et un engagement qui savent caractériser les différents personnages shakespeariens. On regrettera peut-être le choix de certaines mélodies qui sollicitent trop son haut-médium et pour lesquelles sa belle voix semble mal à l’aise. Un très bel album à réécouter à l’envi.

MS