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Chroniques
récital Ivan Ilić
Cage – Feldman – Scriabine – Wollschleger
Qui est ce transcendentaliste qui donne son titre au nouvel album d’Ivan Ilić ? Un héritier de Kant (1724-1804) – « j'appelle transcendantale toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets mais sur notre manière de les connaître […] » (in Kritik der reinen Vernunft, 1781/1787) – autant qu’un adepte du mouvement né autour du philosophe étasunien Emerson (1803-1882), pour lequel les institutions politique et religieuse pervertissent la pureté humaine. Dans sa façon de rejeter matérialisme et rationalisme, le transcendantaliste s’apparente donc à un romantique tardif qui se tourne volontiers vers la spiritualité et l’intuition, en marge de conventions oppressantes.
Connu pour avoir préféré le mystique au folklore, Alexandre Scriabine (1872-1915) s’impose comme l’aîné du programme, mais aussi le plus présent par le nombre de pièces jouées en alternance : Prélude en si majeur Op.16 n°1, Prélude en si bémol majeur Op.11 n°21, Guirlandes Op.73 n°1, Prélude en ré bémol majeur Op.31 n°1, Prélude en sol majeur Op.39 n°3, Prélude en mi majeur Op.15 n°4, Rêverie Op.49 n°3 et Poème languide Op.52 n°3. En revanche, leur durée touche à l’éphémère – scintillement de paillette emportée par le vent.
Ayant découvert le théosophe moscovite à l’âge de dix-huit ans, John Cage (1912-1992) a mieux compris Schönberg et Satie par la suite. Comme les autres Nord-américains joués ici, ce fidèle du Yi-King « ne cherche pas tant à réinventer l’utilisation du piano qu’à l’étendre vers un possible avenir ». Dream et In a landscape (1948) appartiennent à l’époque compositionnelle des Sonates et Interludes (1949) [lire notre critique du CD], la première pièce associée à une chorégraphie de Merce Cunningham (7 mai), la seconde à celle de Louise Lippold (20 août).
Ancienne élève de Busoni, Vera Maurina-Press a côtoyé Scriabine avant d’enseigner à Morton Feldman (1926-1987) bien plus que le piano : « une sorte de musicalité vibrante ». Des décennies plus tard, à une époque où ses œuvres peuvent se déployer sur plusieurs heures – String Quartet II (1983), For Philip Guston (1984), etc. –, le varèsien marqué par Cage répond difficilement à la commande d’une pièce d’un bref quart d’heure, fut-elle de son élève Bunita Marcus. Palais de Mari dépasse donc la vingtaine de minutes lorsqu’elle se crée à New York, le 20 novembre 1986 – sorte d’invitation à la paix intérieure.
Actuel habitant de Brooklyn, Scott Wollschleger (né en 1980) s’interroge sur l’impact émotionnel de l’art sonore et s’inspire de thèmes tels le vide, l’intimité ou la solitude. « Wollscheler est à Feldman ce que Scriabine est à Chopin, écrit l’interprète de ce récital ; il y a un lien indubitable, mais il y a aussi une voix communicative puissante et directe chez le plus jeune compositeur, qui transcende le lien ». Autre différence : entre répétition et méditation, Music without metaphor (2013) sollicite l’oreille moins de dix minutes.
On connaît bien maintenant l’attachant Ivan Ilić, installé d’abord à Paris puis à Bordeaux, après de brillantes études à Berkeley (Californie). Cohérent autant que fascinant (derrière le clin d’œil à Dalí), le programme ici proposé séduit par de nombreuses qualités techniques et artistiques, soit des couleurs claires et délicates déjà appréciées dans son incursion debussyste (Paraty 108 105), qui vont de paire avec précision et retenue. Ces dernières subliment des pièces contemplatives telles Dream et In a landscape, en totale suspension durant neuf minutes chacune.
LB