Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Judith Jáuregui
Chopin – Debussy – Falla – Liszt – Mompou

1 CD Ars Produktion (2019)
ARS 38 558
"Pour le tombeau de Claude Debussy", nouveau CD de la pianiste Judith Jáuregui

Vienne, 4 octobre 2018. Sur un grand Bösendorfer 214VC, la pianiste basque Judith Jáuregui donnait en récital des pages empruntées à cinq compositeurs ayant tous, d’une manière ou d’une autre, quelque chose à voir avec Claude Debussy, lui-même présent à travers L’Isle joyeuse et les Estampes. Les micros de Kristaps Andris Austers étaient dans la salle, de sorte que le label Ars Produktion peut en publier la captation quelques mois plus tard, sous le titre Pour le tombeau de Claude Debussy, paraphrasant ainsi l’Homenaje qu’en 1920 Manuel de Falla écrivit au maître français disparu deux ans plus tôt. C’est tout naturellement avec cette pièce que commençait ce soir d’automne joué en son souvenir, cent ans après ses adieux au monde.

D’abord conçu pour guitare, Homenaje « Pour le tombeau de Claude Debussy » est bientôt adapté au piano par Falla lui-même – c’est pourtant dans une version pour harpe qu’elle est créée en janvier 1921 à Paris, avant que la version originale sonne à Burgos trois semaines plus tard. Judith Jáuregui livre une interprétation infiniment douce et souple, parfois guitaristique à l’instar de l’excellent Tomer Lev, si tendre et si feutré. Là où Jean-François Heisser se montre sec jusqu’à l’austérité, à cette brève danse contrariée elle accorde, loin des heurts exubérants de Simon Ghraichy, velours et phrasé. La réminiscence de La soirée dans Grenade semble dès lors comme entonnée au loin, dans un paysage déjà passé.

Volontiers championne du répertoire romantique, l’artiste convie ensuite la Ballade en si mineur n°2 – si Liszt est souvent associé à Ravel, les brumes délicates de cet opus, une certaine manière de piquer-lourer dans un halo de pédale et les inserts fantasques de fragments mélodiques dans l’aigu annoncent clairement Debussy. Qu’à cela ne tienne, Judith Jáuregui sait aussi architecturer son approche avec le grand souffle requis. S’il faut aller chercher jadis un ancêtre à Claude Achille, toujours le commentateur a recours à Chopin. Il a certes raison, bien qu’à conjuguer les héritages de Fryderyk, Ferenc, Piotr, Jean-Philippe, Paul et Modeste – Tchaïkovski, Rameau, Dukas et Moussorgski, bien sûr ! – en un riche ménage à six, sans doute serait-il plus près de la vérité. De fait, la diaphane fluidité, quasi minérale, qui caractérise le jeu dans l’Andante Spianato en sol majeur confirme les affinités debussystes, quand les capricieuses pluies ornementales de la Grande Polonaise brillante en mi bémol majeur Op.22 ne les infirment guère. On admire l’inventive sensibilité de la pianiste dans ce couplé que, sans s’y trop écouter, elle nuance subtilement.

Entre ces moments dédiées aux amis (mais encore rivaux) austro-hongrois et franco-polonais, le programme se concentre sur le compositeur dont il célèbre la mémoire. Tout d’abord avec les Estampes, le triptyque que le Catalan Ricardo Viñes créait à Paris dans les premiers jours de 1904. Habitués que nous sommes à une sonorité pianistique plus clarteuse, la ouate plus complexe du Bösendorfer, dont profite exquisément l’instrumentiste, surprend positivement dans Pagodes où une délicate profondeur s’instille avec habileté jusqu’en ces irrésistibles échos ad libitum. Nul éclat pittoresque dans la présente lecture de La soirée dans Grenade, mais quelque chose d’un calme élan épique, d’un picarisme en musique, pourrait-on dire, secret dont la touffeur languide se love en une eau dormante qui jamais ne dit son dernier mot. Avait-on pensé auparavant que cette soirée-là pût être vénéneuse méditation ? Voilà bien ce que nous aimons : une interprète, en parfaite possession de ses moyens expressifs, qui se saisit d’une œuvre pour la faire sienne – bravo ! Et cette grande et belle personnalité fait ensuite de Jardins sous la pluie le théâtre d’un drame intime où le dérivé bancal de Nous n’irons plus aux bois contient tous les périls d’une telle promesse.

L’impalpable miroitement du flot marin sur un rai de lumière – à moins que ce soit l’inverse… – s’affaire dans l’incessant remous de L’Isle joyeuse où l’on croit voir caroler les mendiants aveugles des grottes où les amoureux de Maeterlinck jouent à s’égarer… La salve médiévale du château les rappelant, ils prennent le chemin du retour dans une liesse exaltée. Ainsi n’est-elle pas que joyeuse, cette île : sous ces doigts, encore stimule-t-elle l’imaginaire. Le chaloupé suave de Jeunes filles au jardin, dernière des cinq Scènes d’enfant (1915-1918) de Federico Mompou, referme la fenêtre promeneuse dans une nostalgie humble et serine, celle d’un air ancien qui ne reviendra jamais dans son entièreté – charmant !

BB