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Chroniques
récital Kirill Zvegintsov
Couperin – Debussy – Hugon – Lenot
L’hiver dernier, non sans plaisir, nous entendions pour la première fois un jeune pianiste ukrainien installé en Suisse et distingué l’année précédente au Concours international de piano d'Orléans. Kirill Zvegintsov (né en 1983) jouait alors Dmitri Chostakovitch, Rebecca Saunders et Salvatore Sciarrino [lire notre chronique du 5 février 2019]. Avec l’aide du fonds de dotation Galaxie-Y et de l’Association Josette Samson François, le label Fy-Solstice permet d’approcher d’autre manière le talent de l’artiste, dans un programme à la française, intitulé Eaux-fortes en référence au graveur nancéien Jacques Callot (1592-1635) et au compositeur Georges Hugon (1904-1980)
Pour commencer, François Couperin, avec l’intégralité du Onzième Ordre du Livre II des Pièces pour clavecin, pompeusement dédié à… un percepteur des impôts ! L’œuvre compte cinq numéros distincts suivis d’une suite en cinq épisodes. S’il est parfaitement cohérent de remonter à Couperin dans un panorama de la musique française, il paraît un rien osé de le prétendre faire encore sur un instrument d’aujourd’hui, à l’heure où la redécouverte du répertoire baroque sur des claviers d’époque ou sur leurs copies s’est désormais installée dans l’oreille de tous. Mais ne joue-t-on plus Bach au piano ?... Avec un sens positivement précieux de la nuance, Zvegintsov cisèle une Castelane dûment respirée par l’ornementation qu’il parvient à ne point trop alourdir. Il n’en va pas de même de L’Étincelante que la machine pianistique ne flatte guère. Sans détailler, signalons la délicatesse feutrée de son interprétation des Grâces narutéles, malgré quelques heurts quant à l’impact de certains ornements, ainsi que Les Jongleurs, Sauteurs et Saltimbanques avec les Ours et les Singes, les autres passages souffrant d’un poids inévitable qui n’est pas du ressort du musicien. Sa version des Masques de Claude Debussy (1904) est nettement plus probante. Joueuse et chatoyante à souhait dans Très vif et fantasque puis sa réminiscence de caractère en guise de conclusion, avec une halte méditative qui ménage des demi-teintes charmeuses à la section médiane (Cédez un peu).
En 1963, Georges Hugon écrit Eaux-fortes, un parcours fantasque d’inspiration clairement romantique mené par quelques figures shakespeariennes et l’étrange Maldoror, la créature inquiétante et tourmenteuse de Lautréamont, à mi-chemin entre invention gothique et surréalisme encore à venir. Tenté de croire qu’on aurait oublié Hugon, il sera plus juste de dire sa traversée discrète du paysage musical, loin des projecteurs. Élève de Paul Dukas pour la composition et dans la classe de piano du Hongrois Isidor Philipp, au conservatoire de Paris où il obtient ses prix, il se consacre principalement à l’enseignement. Les imprégnations picturale (Dürer, Rembrandt, etc.) et littéraire (Eschyle, Flaubert, Verhaeren, Virgile, etc.) sont une constante de son œuvre. Un motif obsédant, sinueux, quasiment harpistique ouvre Ophélie, ombre errante, rejetée par le prince auquel elle s’est sans doute donnée, seule au départ du frère et à la mort inattendue de leur père (The tragedy of Hamlet, prince of Denmark, 1603). Le développement de ce trait mène à une fixation verticale, peut-être celle du glissement de la silhouette dans l’onde, froide matrice d’où s’en aller du monde. L’Éloigné de Dieu de la Kabbale, ange déchu qui hante The Tempest (1610), au service de Prospero, Ariel fait virevolter sa lumière surnaturelle dans le clavier, comme échappé sous les doigts de Ravel. La présente interprétation enroule une magie tour à tour tournoyante et percussive. Au cœur de la page, une amorce fugato dont la couleur n’est pas étrangère à certains contes de Prokofiev. « Je pourrais, en prenant ta tête entre mes mains, d'un air caressant et doux, enfoncer mes doigts avides dans les lobes de ton cerveau innocent, pour en extraire le sourire aux lèvres, une graisse efficace qui lave mes yeux, endoloris par l'insomnie éternelle de la vie… » (Lautréamont, Les chants de Maldoror, 1869) : ne pourrait-on penser à l’adresse d’Hamlet à l’ultime vestige de Yorick, le fou du roi, l’ami de son enfance ? N’en va-t-il pas d’une scène de fossoyeurs, à entendre les feux-follets, quasi-épileptiques et lisztiens, qui, drument, articulent l’impalpable élégie de L’Innocent ? À moins d’y voir quelque Fou sous la plume d’Aloysius Bertrand (La nuit et ses prestiges, troisième livre de Gaspard de la nuit, 1830-36). Enfin, Maldoror montre sa part maudite dans une marche noueuse qu’on rapprochera plus certainement des Russes de l’avant-garde des années vingt que de leurs contemporains français, n’était une envolée hymnique dont la danse rappelle Messiaen (Cantéyodjayâ, 1949).
Dans la suite des Douze fragments à la nuit, pièce pour piano qu’il achevait en décembre 2017 sous le choc de sa lecture de Velimir Khlebnikov, Jacques Lenot (né en 1945) écrit en mars suivant une Fantaisie, après avoir entendu Kirill Zvegintsov aux épreuves orléanaises. Crée en octobre 2018 à Auch, ce nouvel opus vérifie une écriture sérielle vécue comme salutaire ἱστός aux possibles divagations de l’inspiration. Après l’annonce limpide (Largo desolato, libero) du personnage musical, cryptogramme chiffré comme il s’en trouve chez de nombreux poètes italiens du XIVe siècle dont Pétrarque n’est pas des moindres, une figure obstinée et aérée de silence s’impose à la main gauche. Une accélération contrôlée s’effectue au fil des diverses parties, suivant l’enrichissement de l’énoncé de main droite à une voix, puis à deux et ainsi de suite jusqu’à évoquer un quatuor à cordes que scanderaient des roulements égaillés de timbales ou les tremblants du grand orgue (molto espressivo), parallèlement à la croissance de la nuance générale. Lorsque la main gauche voyage soudain des souterrains aux cieux, un effet de carillon sonne formidablement. Après un bref partage du chant aux deux mains, une Kriegsphantasie, oserais-je dire, bombarde violemment le piano. Elle s’abandonne ensuite à la faveur d’une palilalie suraiguë (fanatico) soutenue par un glas vrombissant. Assez rebelle à lui-même pour confronter ses choix à quelque dissensus chargé d’humeur, le compositeur conclut dans une désertification radicale (quasi improvisando).
BB