Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Laurent Deleuil
Fauré – Gougeon – Poulenc – Ravel

1 CD Chapeau l’Artiste (2020)
CLAPLTDP1/1
Le baryton Laurent Deleuil chante Fauré, Gougeon, Poulenc et Ravel

Si, contrairement au dernier cinquième du XXe siècle, la musique française est désormais volontiers honorée par les artistes, qu’ils viennent de l’hexagone ou d’ailleurs, jamais la mélodie ne fut délaissée. Tout juste fera-t-on remarquer aux récitalistes de tous poils comme aux responsables des programmations de concert et aux instances directrices des labels discographiques le peu de curiosité dont ils sont l’immanquable preuve, en matière de mélodie française comme en tout autre, il le faut bien avouer. Les acteurs de la publication qui nous occupe aujourd’hui ont su regarder plus loin et ouvrir l’horizon d’un répertoire qui, à en observer la diversité d’inspiration et la quantité d’opus, pourra sembler infini. Sans aborder les signatures les plus rares – Koechlin, que presque personne ne chante, ou encore Delage ou Le Flem, pour ne citer que ceux-ci –, Laurent Deleuil et Nicolas Royez servent ici des pages moins connues de compositeurs qui, eux, le sont.

Le parcours présente une exception au précédent descriptif, puisqu’il est à parier que Denis Gougeon, Québécois né en 1951, ne figure guère au catalogue de nombre d’interprètes français – ainsi le baryton franco-canadien se fait-il l’ambassadeur d’une voix du pays. Conçu en 1982, Le jeu des citations est un cycle de six pages amusantes témoignant d’un sens certain du théâtre chez ce compositeur qui maintes fois écrivit pour la scène – musiques pour Roberto Zucco de Koltès (1993), Alte Meister de Bernhard (1995), Nathan der Weise de Lessing (1997), Intérieurs de Maeterlinck (2001), Le moine noir d’après Tchekhov (2004), etc., sans oublier deux ballets (Emma B., 1999 ; Liaisons dangereuses, 2000) et un opéra (Un embarras cher, 1989). En n'imposant pas d’étouffante nostalgie, la facture de Gougeon cultive un souvenir ancien dans une écriture discrètement contemporaine qui se glisse aisément au présent menu. Le rythme léger de L’expérience manie avec espiéglerie l'emphase ironique, en parfaite adéquation avec la phrase d’Oscar Wilde. Au méditatif et grave La mesure de l’amour (Augustin d'Hippone) succède le poète indonésien Chairil Anwar avec l’énigmatique et profond Même avec un miroir, à l’écriture vocale quasi-violoncellistique. Et Plus on est riche (Lu Xun) d’ensuite renouer avec une verve musclée ! Le plus long de ces aphorismes (à peine plus d’une minute), La musique (Gerardo Diego), s’avance comme déclaration amoureuse sur un ostinato perpétuel, infiniment doux, quand l’ultime vignette, Si ceux qui disent (Sacha Guitry), persifle à l’envi la conclusion du recueil. La précision de la diction, la richesse expressive de la couleur vocale et l’inventivité du phrasé pianistique y font merveille.

Si Poulenc fait l’essentiel de cette galette, encore ses œuvres s’y trouvent-elles articulées par celles de deux aînés. À commencer par les Cinq mélodies de Venise de 1891 par lesquelles Gabriel Fauré empruntait une deuxième fois à Paul Verlaine – après Clair de lune (1887), également issu des Fêtes galantes (1869), et avant La bonne chanson (1894). L’extrême ciselure du jeu pianistique s’associe idéalement à la clarté du baryton dans Mandoline. Sans déroger à un velours choisi, Nicolas Royez porte subtilement le lyrisme d’En sourdine auquel le chanteur offre d’exquises nuances, tandis que Green se meut sur une véhémence généreuse, encore bien romantique. La barcarolle va son cours obsessif à porter À Clymène, poème fragmenté qu’achève un falsetto heureux. Enfin, C’est l’extase fait goûter la lumière de la voix et un certain détaché-louré du toucher qui sans doute magnifiera Debussy tout aussi bien.

En 1906, Maurice Ravel s’empare de cinq des brefs portraits à former Histoires naturelles de Jules Renard (1894). Notre jeune duo en livre une approche alerte dont la personnalité à de quoi supporter sans ciller les références souvent écrasantes disponibles au disque. Avec un humour bien à eux, Deleuil et Royez mènent au sourire avec Le paon, sans déroger ensuite à la petite mécanique du Grillon dont ils font redécouvrir et admirer le raffinement. La pédalisation parfaitement maîtrisée du Cygne en est le figuralisme évident, comme un ingénieux mot à mot prolongé dans la sécheresse mesurée (« il n’a rien », puis « mais qu’est-ce que je dis ? »), conduisant l’ampoule obombrée vers la rupture drolatique (« il engraisse comme une oie »). À l’errance du récitatif nonchalant du Martin-pêcheur s’oppose, narquois, celui de La pintade belliqueuse.

De cet album qu’avec plaisir l’on distingue d’une Anaclase! bien méritée, Francis Poulenc est le fil conducteur. Trois poètes sont à la fête : Guillaume Apollinaire, Max Jacob et Paul Éluard. En 1938, Poupoule* illustre les vers de Montparnasse, écrits peu avant la mort (1918). Leur moqueuse et lasse mélancolie bénéficie d’une souplesse bluffante, quand la vigueur caractéristique d’avant-guerre (Vers et prose, décembre 1913) marque le sarcasme surréalisant d’Hyde Park. C’est Dialogues des carmélites que déjà l’on entend dans Jouer du bugle, la première mélodie de Parisiana (1954) d’après Max Jacob (Le Laboratoire central, 1921), à l’inverse de la gouaille cabaretière de Vous n’écrivez plus (Rivage, 1931). Deux ans plus tard, abandonnant ces lueurs dada, le compositeur s’attache aux vers picturaux d’Éluard à travers sept des quarante-quatre poèmes de Voir (1948) ; trop peu fréquentées, ces pages forment Le travail du peintre. Contemporanéité plus qu’avouée, le climat de son grand opéra historique est encore plus présent dans Pablo Picasso et Jacques Villon… Du cycle qui donne titre au CD nous ne dirons rien de plus, laissant du lecteur bientôt voyager l’œil de l’oreille – bonne écoute !

BB

* ainsi Jean Cocteau l’a-t-il surnommé