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récital Les Ambassadeurs–La Grande Écurie
Fasch – Heinichen – Pisendel – Quantz – Telemann – etc.
Alors que les portes européennes, en faisant vaciller les loquets de leur tambour depuis de longs mois, rendent incertains ces voyages musicaux pour lesquels j’avais tellement d’appétit, cet étonnant CD, enregistré en l’Abbaye de Royaumont en décembre 2020, emporte l’auditeur à la cour des princes électeurs de Saxe. Nouveau directeur musical de La Grande Écurie et la Chambre du Roy que Jean-Claude Malgoire (1940-2018) a fondé en 1966, le flûtiste Alexis Kossenko, qui fut lui-même instrumentiste de cette formation, est aussi le maître d’œuvre d’un autre ensemble baroque, Les Ambassadeurs, auquel il donna naissance en 2010. L’année dernière, il fédère tous ces talents en réunissant les deux entités en une seule, désormais Les Ambassadeurs–La Grande Écurie. Et c’est sous cette identité nouvelle qu’est jouée la musique de la Dresdner Hofkapelle, dans l’effectif pléthorique de son âge d’or.
Joyau baroque et rococo, la belle cité de Dresde, dessinée par un virage de l’Elbe, n’a pas toujours connu le Zwinger et ses jardins. Il a fallu qu’August I Der Starke visite les cours étrangères : à son retour en 1709, il décide de faire construire ce palais dont il passe commande à l’architecte Pöppelmann. Au même moment, il s’attelle à transformer son orchestre de cour sur le modèle français dont il avait pu goûter les délices à Versailles. Plusieurs musiciens français furent alors débauchés afin qu’ils exerçassent quelque influence sur leur collègue au sein du groupe. La facture d’instruments à vent dut alors au savoir-faire français un regain considérable qui métamorphosa les orchestres européens. Dans cet engouement pour un style la francophilie des villes allemandes trouvait encore écho – après la révocation de l’Édit de Nantes, de nombreux protestants s’exilèrent outre-Rhin : Dresde est protestante, n’en déplaise au faste de sa Katholische Hofkirche, allégeance du Starke à sa conversion catholique nécessaire à l’obtention du trône polonais, comme l’affirme plus certainement la luthérienne Frauenkirche. À partir de 1710, théâtre et ballet français envahissent la vie culturelle dresdoise.
Trois ans plus tard, voilà que ce même prince électeur s’entichait de musique italienne ! Ainsi vint le temps de recruter aussi des musiciens, et surtout des chanteurs, venus de la Botte. Devenu l’ami de Vivaldi lors d’un séjour vénitien, le jeune violoniste Johann Georg Pisendel (1687-1755) deviendra bientôt l’homme de la Dresdner Hofkapelle pour laquelle il constituera peu à peu un répertoire de près de deux mille opus. Ce menu a retenu de lui l’austère Sonate pour orchestre en ut mineur J.III/2 que la sévérité démarque de ses brillants concerti. La noblesse de ton du Largo, au cœur du disque, marque une rupture de climat surprenante ; l’Allegro qui la complète ne dément pas ce sentiment. Sous l’impulsion de Pisendel, l’orchestre fut rapidement prisé comme le plus grand, voire le meilleur, pour lequel les compositeurs les plus prestigieux s’empressèrent d’écrire. Union des styles français et italiens, le Goût mêlé prenait vie… avec des œuvres signées par des Français, des Italiens et, bien sûr, beaucoup d’Allemands.
En 1719, un scandale au petit théâtre du Residenzschloß, dû au tempérament souvent tempêtueux des vedettes italiennes, eut raison de l’opéra de cour, provoquant le départ de ses chanteurs pour Londres. Désormais privés de scène lyrique, musiciens et compositeurs déplacèrent leur talent et leur énergie vers les œuvres instrumentales et la musique sacrée, situation inédite ailleurs qui fit la splendeur des concerti et sinfonia écrits pour la Dresdner Hofkapelle. Les pages choisies pour ce premier volume de per l’orchestra di Dresda, titre qui cite la dédicace de Vivaldi en tête de son Concerto RV.577, couvrent le règne du Starke (de 1694 à 1733) et celui de Friedrich-August II (de 1764 à 1763), son fils, depuis la création de leur orchestre de cour (1709) jusqu’à son démembrement de 1760, suite à l‘attaque de la ville par Frédéric II de Prusse.
La signature la plus présente est celle, galante au possible, de Johann David Heinichen (1683-1745) qui use des cors de chasse pour saluer les parties du prince dans les forêts entourant son pavillon de Moritzburg. On apprécie l’interprétation généreuse du Concerto en fa majeur S.234, ponctué de ces appels, très virtuoses, à la poursuite du gibier. Il en va de même de la sonate d’orchestre Diana sull’Elba S.200, clairement chasseresse. Avec Heinichen, Alexis Kossenko et Les Ambassadeurs–La Grande Écurie proposent une incursion dans le domaine de l’église. On apprécie le chant de Coline Dutilleul (soprano) dans l’Et in spiritum sanctum extrait de la Messe n°12 S.7, puis celui de Stephan MacLeod (basse) dans le Crucifixus de la Messe n°9 S.5, précédé d’un Concertino électrique. Le domaine religieux s’explore encore par le Christe eleison de la Missa dei Filii ZWV 20 de Jan Dismas Zelenka (1679-1729) où le soprano apporte une nuance soignée [lire notre chronique de Cenerentola], et par deux pages tirées d’oratorios : Il serpente di bronzo ZWV 61, presto fou parfaitement servi par MacLeod [lire nos chroniques d’Israel in Egypt et du Stabat Mater], et le prélude d’I penitenti al sepolchro del redentore ZWV 63.
Trois autres compositeurs sont de la fête : Georg Philipp Telemann (1681-1767), dont on entend une version probablement remaniée par Pisendel du Concerto pour violon en ré majeur TWV 53/D5, Johann Joachim Quantz (1697-1773) et son gracieux Concerto pour deux flûtes en sol mineur QV 6:8, et enfin Johann Friedrich Fasch (1688-1758) qui, à l’instar de Vivaldi et de Bach, puisa dans les doubles-chœurs italiens l’idée de sa cérémonieuse Ouverture à deux orchestres en si bémol majeur. Voyage géographique et temporel dans la Saxe baroque (signalé, en pochette, par la toile de Johan Christian Dahl), cet album est un bijou de bien meilleur goût que ceux montrés à la Grünes Gewölbe !
KO