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Chroniques
récital Les Cris de Paris
Filidei – Francesconi – Lanza – Stroppa
Esprit curieux, Geoffroy Jourdain multiplie les centres d’intérêt (période baroque, ethnomusicologie, etc.), mais c’est à la tête de son ensemble et dans l’art de notre temps qu’on le rencontre d'ordinaire. En effet, Les Cris de Paris ont collaborés avec des compositeurs très variés (Beer, Combier, Escaich, Furrer, Hurel, Mitterer, Moultaka, Staud, Strasnoy), dont une bonne part d’Italiens (Borzelli, Fedele, Gentilucci). Enregistrée au festival Présences l’an passé [lire notre chronique du 14 février 2016], l’excellente équipe revient à ces derniers, soient quatre créateurs nés après-guerre : Luca Francesconi (1956), Marco Stroppa (1959), Francesco Filidei (1973) et Mauro Lanza (1975), ici particulièrement proches des préoccupations politiques d’un Nono [lire notre critique de l’ouvrage].
Déjà faible face à l’espace et au temps, chacun doit encore s’incliner devant la répression sociale – comme dans la France de François Hollande, qui connaît son lot de mutilations... Pour l’ancien élève de Luciano Berio, le déclencheur de Let me bleed (Royaumont, 2004) fut une image télévisée : celle d’un jeune altermondialiste qui se vide de son sang, abattu puis écrasé à Gênes, en marge d’une manifestation contre le G8, le 20 juillet 2001 – près de quarante ans plus tôt, dans Come out (1966), Steve Reich avait de même accolé plaies sanglantes et violences policières. Francesconi livre ce superbe Requiem pour Carlo Giuliani en s’appuyant sur un texte d’Attilio Bertolucci (1911-2000) et une tradition de la déploration, entre révolte charnelle et renoncement éthéré.
Pour sa part, le titre Perché non riusciamo a vederla ? (Paris, 2008/2013) provient d’un roman de Stefano Benni, Achille piè veloce (2003), lequel fustige la figure du prédateur façonné par le capitalisme. Dédiée à des musiciens (ses créateurs, Pierre Boulez), mais aussi « aux rarissimes véritables dissidents français actuels » qui dénoncent les dérives génétiques et nucléaires, cette pièce comporte six mouvements liés par un alto plein de nuances (Christophe Desjardins). Stroppa y mêle graffitis contestataires et ironiques (Non esiste rivoluzione con la motorizzazione) à des clameurs ethniques du quotidien (vente, chasse, théâtre, etc.), contribuant au contraste de cet opus énergique mais jamais agressif.
En petite ou grande formation, on put apprécier l’engagement de Filidei à évoquer Franco Serantini ou Giordano Bruno, opposants respectifs au fascisme et à l’inquisition [lire nos chroniques du 25 janvier 2011 et 19 avril 2016]. Les mots de Stefano Busellato, librettiste de son premier opéra, suscitèrent Dormo molto amore (Paris, 2015), page étoffée après une première version portée par les Neue Vocalsolisten – autres férus de création italienne [lire notre chronique du 26 septembre 2012]. Si une certaine sérénité, une douce sensualité l’habitent, cette berceuse cultive une tension souterraine qui capte l’écoute.
Terminons avec le Vénitien Lanza, ancien élève de Salvatore Sciarrino et Gérard Grisey, qui fréquente de longue date les festivals français [lire notre chronique du 22 septembre 2009]. Là aussi, le propos est politique puisqu’avec ses maigres emprunts à Saint Luc, Nietzsche et Sénèque Ludis de morte regis (Paris, 2013/2015) s’intéresse au régicide – « un geste qui, pendant un instant, ouvre une fenêtre sur un monde à l’envers », explique le compositeur. Passé la pompe initiale qui introduit l’électronique (Manuel Poletti, Ircam), le rituel de détrônement cède à la trivialité d’une farce carnavalesque, parente de La bataille de Caresme et de Charnage [lire notre critique du CD]. Une fois de plus, Lanza rappelle que désaveu et facétie s’enrichissent à se mêler.
LB