Chroniques

par hervé könig

récital Marie-Nicole Lemieux
Chausson – Debussy – Enesco – Hahn

1 CD Naïve (2005)
V 5022
récital Marie-Nicole Lemieux | Chausson – Debussy – Enesco – Hahn

C'est un disque fin de siècle que nous offre Marie-Nicole Lemieux, avec trois compositeurs français qui ont participé à ce qu'il est convenu d'appeler le renouveau de la musique française. Chacun d'eux, sur les traces de Berlioz et Gounod, a succombé à la tradition de la mélodie avec piano – vivace de 1850 à 1950 –, tout en ayant à digérer le wagnérisme et à trouver, comme Poulenc par exemple, ses poètes de prédilection. Sans surprise, Hugo, Baudelaire et Verlaine auront la faveur du plus grand nombre.

S'il a aussi pratiqué l'opéra et l'opérette, Reynaldo Hahn (1875-1947), le plus Parisien des Vénézuéliens, saloniste notoire (et en cela souvent déprécié), est sans doute le plus associé à ce genre musical. C'est Massenet, son professeur de composition, qui l'a introduit dans le monde, où il chante lui-même ses compositions. Les poètes symbolistes l'attirent depuis l'adolescence, avec une préférence pour Verlaine – devant lequel il créé Chansons grises, en 1880. Preuve de ce fidèle attachement, D'une prison, Offrande et Fêtes galantes appartiennent un recueil de vingt mélodies publié treize ans plus tard. Bientôt, il s'intéresse aussi à Hugo, ou à des écrivains plus inhabituels comme Stevenson dont il met en musique cinq courts poèmes, revenu des tranchées. Le contralto canadien fait sienne l'élégance d'un style qu'elle parvient subtilement à désempeser. Dans À Chloris, elle semble même sourire exquisément des grâces baroques qui font le renom de son art, avec tant d'intelligence que de sensibilité. Les délices glamour des cinq Little songs (1915), sur les poèmes de Stevenson, laissent s'exprimer un sens dramatique moins retenu qui convient idéalement à ce répertoire.

Ernest Chausson (1855-1899) a lui aussi été sensible à l'univers verlainien, mais c'est avec moins de transparence que son cadet de vingt ans qu'il va l'aborder. Sensible au chromatisme de Wagner, aux modulations de Franck, il fait de la mélodie un art suave, tout en subtilités harmoniques. Marie-Nicole Lemieux fait preuve, une nouvelle fois, d'une grande expressivité, sans pour autant laisser sa verve s'égarer hors de l'univers strictement balisé de la mélodie ; on goûtera particulièrement son Chevalier Malheur d'une troublante force d'évocation. Claude Debussy (1862-1918), enfin, a puisé chez cet artiste l'impalpable matière de ses Fêtes Galantes, dont le second recueil (1904) – le premier datant des années 1882 à 1891 – trouve en Lemieux un médium infiniment raffiné ; il n'est qu'à écouter attentivement Le faune pour finir de s'en convaincre tout-à-fait ! Quant au pianiste Daniel Blumenthal, on saluera sa souplesse à se fondre dans des univers compositionnels dissemblables, bien que proches, l'excellence de ses vertus de fin coloriste et le moelleux de son phrasé.

Le Roumain Georges Enesco, né George Enescu (1881-1955), a plus d'un point commun avec les compositeurs précédents : comme Hahn, il a peu vécu dans son pays et a étudié avec Massenet ; comme tous, il n'a pas abordé la mélodie par défaut, mais avec une réelle intransigeance artistique. Ainsi, on compte une trentaine de pièces sans numéro d'opus, écartées du catalogue officiel. Il confesse : « Si brève soit-elle, une œuvre ne mérite le nom de composition que si l'on peut y discerner une ligne, une mélodie ou, ce qui est mieux, une superposition de mélodies » ; et d'ajouter : « Je suis essentiellement un polyphoniste, et non pas du tout l'homme de ses jolis accords enchaînés. J'ai horreur de ce qui stagne. » Vivant au mieux sa double culture, Enesco a publié trois recueils entièrement en français : Trois mélodies Op.4 (1897) sur des vers de Jules Lemaître et de Sully Prudhomme, Trois mélodies Op.19 (1915-1916) d'après Fernand Gregh et cet Opus 15 (1908), sur sept poèmes de Clément Marot. Si le travail vocal de Marie-Nicole Lemieux s'avère irréprochable, il semble que la conception enesquienne de la phrase française lui convienne moins, ces sept poèmes étant les seuls passages de ce disque à révéler une diction incertaine. En revanche, la couleur de l'interprétation demeure une des plus précieuses qu'on puisse imaginer.

HK