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Chroniques
récital Quatuor Calidore
Hindemith – La Presle – Milhaud – Stravinsky – Toch
Sérénade est le quatorzième volume de la collection Les musiciens et la Grande Guerre avec laquelle les éditions Hortus font explorer de nombreux opus souvent rares et découvrir des compositeurs oubliés. Il emprunte son titre à un trio de Toch. Contrairement aux autres publications de cette série ô combien précieuse, le présent album ne focalise pas sur de jeunes créateurs tombés au combat. Se concentrer sur les survivants est non seulement continuer de rendre compte de l’incroyable capacité des artistes au combat à toujours réaliser de nouvelles œuvres mais encore perpétuer le souvenir. Par ordre chronologique, il aborde cinq pièces, sous les archets du Quatuor Calidore (Jeffrey Myers, Ryan Meehan, Jeremy Berry, Estelle Choi), fondé à Los Angeles en 2010 et devenu new-yorkais depuis.
Lorsque la guerre éclate, en juillet 1914, Igor Stravinsky est le papa quadragénaire de quatre enfants dont l’ainé, Fiodor, a sept ans et Milena, la plus jeune, compte à peine six mois. Après les succès de L’oiseau de feu (1910) et de Petrouchka (1911), puis le scandale du Sacre du printemps (1913), il est désormais une personnalité incontournable du monde musical. Il livre cette année-là Trois pièces qui, une nouvelle fois, affirme une modernité décoiffante. Danse obstinée, I bénéficie d’une approche raffinée qui, sans acidifier l’attaque, profite d’un rebond joueur. Le soin apporté à la sonorité se précise dans II où se conjuguent muscle et délicatesse. En choral homorythmique, III s’élève dans une inspiration sacrée où l’on admire l’interprétation des Calidore, en apesanteur.
De cinq ans le cadet du Russe, le Viennois Ernst Toch (1887-1964) dut s’exiler dès 1933 en France et en Angleterre, puis aux États-Unis où il s’installa définitivement en 1934. Il se reconstruisit en Californie où, enseignant reconnu, il n’est plus beaucoup joué depuis sa disparition [lire nos chroniques de Profiles, Fugue de la géographie, Tanz-Suite, Concerto pour violoncelle et Dedication]. Quand la guerre éclata, il dut quitter son poste de professeur de composition à Mannheim pour partir au front. C’est là qu’il composa la Sérénade Op.25 pour deux violons et alto, en 1916, juste après son Quatuor n°8. Le contraste entre une section médiane volontairement fruste, toute d’âpre inquiétude, qui met à mal la tonalité, et le lyrisme presque straussien des première et troisième parties de ce grand mouvement s’avère des plus étonnants. Après la tourmente, le retour à un climat anodin semble plus rite de rassurement que prégnante tranquillité.
Si l’on entendit des pages de Jacques de La Presle (1888-1969), c’est grâce à la présente collection qui a gravé Guitare, Le cri de guerre et Petite berceuse [lire nos chroniques des tomes V et XXIII]. Le Quatuor Calidore se penche sur la Suite en sol conçue en 1918, durant les derniers assauts. La grâce du Menuet pittoresque regarde assurément vers le passé, nostalgie de temps idéalisés, sans doute vitale dans le désastre alentour. La couleur est française, mais les développements au rouet semblent tournés vers le souvenir de la musique de l’ennemi, en des temps où il ne l’était pas. Il en nait une féconde oscillation entre joute courtoise et robuste Ländler. À Chanson intime ne manquent que quelques vers, mélopée charmeuse accompagnée par des pizz’ de mandoline. La climat heureux triomphe dans un tutti chatoyant. Et Fêtes de s’imposer comme un miracle de bonne humeur ! On s’étonne d’une ronde si délicieuse après de longs mois à ramasser blessés et cadavres.
Également en 1918, Darius Milhaud – de santé fragile, il fut réformé, ce qui lui épargna la rude expérience du front – signe son Quatuor n°4, contemporain des premiers pas du ballet L’homme et son désir (sur un livret de Claudel) [lire notre chronique du 13 novembre 2015]. L’intrigante superposition de tonalités de Vif domine une danse follette, suivie du saisissant Funèbre, peut-être à la mémoire de son grand ami le poète aixois Léo Latil, tombé en Champagne à l’automne 1915, auquel il rendit quatre fois hommage entre 1910 et 1921 en mettant ses vers en musique. Un Finale en rondo animé réunit les ingrédients des deux mouvements. Quoique joliment interprétée, cette page ne paraît pas la plus intéressante du CD, ouvert par le benjamin des cinq compositeurs, Paul Hindemith.
La Grande Guerre est terminée depuis trois ans quand l’Hessois achève son Quatuor Op.22 n°4 (1921), mais l’esthétique expressionniste qui le caractérise pourrait bien être l’héritage du conflit – Hindemith avait écrit son Quatuor n°2 dans les tranchées. Une mélodie désolée engage le Fugato liminaire vers de dolents entrelacs. Ce prélude est traversé d’un lyrisme douloureux, bientôt contrarié par une section plus drue. Une fugue lente va son cours, d’une profondeur discrète, sur un chemin de pizz’ graves et tendres. Vigoureux, le deuxième mouvement hache son anxiété jusqu’en l’insidieuse chansonnette tournoyante de son mitan. Dans la balade douce, sur un pas régulier, ferme et obsédant, de Ruhige Viertel, le Quatuor Calidore décline une nuance très subtile. Pont en forme de recitativo, le quatrième épisode (Mäßig schnelle Viertel) mène au Rondo conclusif, d’une exquise élégance dont le faux babillage fronce bientôt les sourcils, comptine nauséeuse à la manière méandreuse du premier mouvement. Encore un très bel enregistrement de cette collection, décidément mieux que réussie !
BB