Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Quatuor Modigliani
Bartók – Dohnányi – Dvořák

1 CD Mirare (2015)
MIR 269
Le Quatuor Modigliani joue Bartók, Dohnányi et Dvořák

S’immergeant cette fois dans la créativité Mitteleuropa, le Quatuor Modigliani explore un temps encore relativement proche du nôtre, à travers des pages écrites en 1926 (Dohnányi), 1917 (Bartók) et 1893 (Dvořák). La modernité est donc au rendez-vous de cette nouvelle gravure, une modernité faisant volontiers son ferment d’investigations ethnomusicologiques. Ainsi du Quatuor en la mineur Op.17 n°2 Sz.69 conçu par Béla Bartók durant la Grande Guerre et créé à Budapest en mars 1918.

Claire Delamarche précise : « le Premier Quatuor effectuait la synthèse entre le postromantisme allemand, Debussy et les premiers enseignements du folklore hongrois ; avec lui, Bartók prenait possession de son style. Le Deuxième cristallise les derniers acquis du langage en s’élargissant à d’autres folklores, intégrant notamment les découvertes réalisées pendant les trois années de silence (1912-14) : la musique arabe, l’atonalité de Schönberg, le rythme sauvage de Stravinsky », ajoutant plus loin que la structuration sonore géométrique de cette œuvre « se rapproche des techniques que Schönberg élaborera dans la musique dodécaphonique à partir de 1923 » – in Béla Bartók, Fayard 2012 [lire notre critique de l’ouvrage].

Au cœur de ce programme, les trois mouvements, visionnaires, interrogent l’écoute. Dans une texture moins rêche que celle souvent admise dans l’interprétation du corpus bartókien, nos quartettistes chantent généreusement le méandreux Moderato sans surjouer le contraste pourtant omniprésent. Le volontarisme désespéré de l’Allegro molto capriccioso central gagne sous ses archets une tonicité « éclairée », pourrait-on dire, qui d’une relative lipasse en agrémente le caractère incisif. Une expressivité discrète caillebotte dès l’abord le troublant Lento conclusif, annonçant ces gelures spécifiques qui traverseront bien des opus d’un Chostakovitch ou de Mieczysław Weinberg, par exemple. Loin de tétaniser les effets, le drame se densifie dans un lyrisme bouleversant.

Aux premiers temps du conflit mondial que l’Europe n’imaginait pas excéder quelques semaines, le brillant Ernő Dohnányi, pianiste virtuose, compositeur inspiré, chef d’orchestre et pédagogue passionné (d’ailleurs auteur d’une méthode géniale pour l’endurance technique), livrait son Quintette pour piano et cordes en mi bémol majeur Op.26 n°2 dont, au clavier, il assurait lui-même la création, à Berlin. Douze ans ont passé lorsqu’à l’occasion d’une tournée étatsunienne il renoue avec le répertoire chambriste, via un nouveau Quatuor en la mineur Op.33 n°3 (après un premier, de jeunesse, en 1899, puis un second en 1907, plus proche de son contemporain Bartók). De cette œuvre encore rare – comme toute la musique de Dohnányi, il faut l’avouer [lire nos chroniques des 3 avril, 4 mars et 23 janvier 2011, ainsi que du 16 octobre 2010] –, les Modigliani donnent une lecture au relief lumineux, soulignant à juste titre une inflexion qui oscille entre l’élan straussien et le glamour d’un Korngold.

Le premier mouvementavance toutefois dans une demi-teinte finement travaillée, directement héritée de leur fréquentation assidue de la veine française [lire notre critique du CD Debussy, Ravel et Saint-Saëns, salué d’une Anaclase!]. Le suivant, Andante religioso con variazioni, bénéficie d’une conduite dynamique extrêmement précise qui en magnifie la nostalgique nitescence. Fête inquiète, l’ultime bondit élégamment, sur un rythme facétieux – un Vivace giocoso qui retrouve le sourire !

Cette belle humeur s’apparente au début du disque, « véritable joyau de spontanéité et de simplicité », comme l’écrivit Guy Erismann de ce Quatuor en fa majeur Op.96 n°12 « Américain » B.179, sans conteste le plus fameux d’Antonín Dvořák [lire notre critique de l’ouvrage]. Après un Allegro ma non troppo aux volutes Art nouveau dans une ciselure précieuse, le Lento élève sa méditation subtilement aérienne, ajourée de délicates nuances. La tendre mélodie dansée Molto vivace ouvre sur un développement plus cordial, coloré avec soin. Le Quatuor Modigliani parachève sa fort belle interprétation en un final Vivace ma non troppo à l’effervescence habilement dosée. Bravo !

BB