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Chroniques
récital Ralph Votapek
Ginastera – Piazzolla – Poulenc – Szymanowski
Ralph Votapek est né à Milwaukee (Wisconsin, USA) en 1939, et commence ses études musicales au Conservatoire à l'âge de neuf ans. Il fait ses débuts à New York en 1959 puis remporte, en 1962, le 1er Prix du Concours international de piano Van Cliburn. Cette récompense lui permet de signer un contrat avec l'imprésario Sol Hurok et le label RCA Victor. En 1966, sa première tournée en Amérique du Sud connaîtra un succès dont la presse se fit l'écho favorable. Le pianiste prit dès lors l'habitude de donner de nombreux concerts dans ces pays où il fut toujours chaleureusement accueilli. Autant demandé en récital qu'au concert, il a travaillé avec de nombreux orchestres de chambre ainsi qu'avec des chefs légendaires, dont Rafael Kubelik, William Steinberg, Joseph Krips, ou encore Erich Leinsdorf.
La Sonate pour piano Op.22 n°1 d'Alberto Ginastera date de 1952. Jugé au moins suspect par le régime argentin de l'époque, il démissionne cette année-là de son poste de directeur du Conservatoire dont il avait été le créateur. C'est grâce à une carrière de compositeur pour le cinéma que Ginastera pourra subvenir à ses besoins, jusqu'à ce que son pays natal sorte de l'impasse politique qui l'avait entravé. L'œuvre fut créée par Johanna Harris lors du Festival de Musique Contemporaine de Pittsburgh, le 29 novembre 1952. Elle comporte quatre mouvements: Allegro marcato (forme sonate à deux thèmes), Presto misterioso (quasi scherzo), Adagio molto appassionato (s'inspirant du Lied) et Ruvido ed ostinato (construit sur la base du rondo, en cinq parties, utilisant le style et la technique de la toccata). Ralph Votapek présente les avantages d'un piano extrêmement coloré, avec ce quelque chose d'éminemment pianistique constitué d'autant de qualités percussives que de facilités polyphoniques. Il phrase avec ampleur un premier mouvement dont il relativise judicieusement l'indication marcato, dans une articulation fort souple. Les contrastes sont francs, sans perdre jamais la matière sonore, avec des nuances subtiles sans paraître maniérées. Dès l'abord, on comprend qu'on a affaire à une prise de son excellente, pas trop dans le piano, respectant avantageusement l'espace de l'instrument, dans une sonorité riche, assez claire. Dans la partie plus percussive de ce mouvement, on perçoit parfaitement les divers plans de la partition, sans pour autant que la lecture devînt exclusivement pédagogique. La seconde partie de la Sonate Op.22 avance comme un reptile. L'interprète souligne à peine la parenté entre ce trait et le lancinant Presto de la Sonate Op.35 de Chopin ; il nous fait apprécier les influences de Bartók et Stravinsky sur l'écriture de Ginastera dans le travail rythmique, et de Prokofiev dans le développement du motif mélodique. Dans l'étrange élégie qui semble ne jamais parvenir à naître vraiment que constitue le troisième mouvement, on reconnaîtra de même celles de Scriabine, Rachmaninov, Medtner, mais aussi Gershwin. L'interprétation de Votapek affirme délicatesse et profondeur. Elle séduit élégamment l'oreille dans la dernière partie, proche d'une danse bulgare mâtinée d'un ostinato de Janacek croisant un je-ne-sais-quoi de sud-américain. Le pianiste termine sa lecture dans un suspens étrange, et préserve certains accords pourtant tentants de toute brutalité inutile.
Les huit Nocturnes deFrancis Poulenc furent écrits sur plusieurs années, de 1929 à 1938. Ralph Votapek en respecte scrupuleusement chaque indication, même s'il ne parvient pas toujours à éviter certains rubati. Il favorise ici une sonorité très claire, sans rapport avec celle qu'il choisit pour Ginastera. On regrettera cependant que Bal des Jeunes Filles manque d'esprit, et que Phalènes révèle si platement ses énigmes. Par ailleurs, il réussit génialement l'effet de cloches du Nocturne n°3, réalisant un alliage savant entre une réminiscence des Tableaux de Moussorgski et une charmante pièce de clavecin français du XVIIIe siècle, sans omettre le panache music hall propre à la musique de Poulenc dans les accords aigus.
Baigné depuis l'enfance dans la musique et la littérature, c'est presque naturellement que Karol Szymanowski compose Masques Op.34 en 1916. Shéhérazade (assez lent et languide) évoque évidemment l'Orient des Mille et une nuits ; Tantris le Bouffon (vivace assai) est inspiré d'un poème d’Ernst Hardt qui déguise la légende de Tristan, on s'en doute ; enfin, le titre Sérénade de Don Juan en dit assez sur sa source. C'est Sasha Dubiansky qui a créa ce triptyque à Saint-Pétersbourg en octobre 1916. Ralph Votapek joue Shéhérazade avec douceur, entretenant des reliefs précautionneusement dosés, offrant une interprétation minutieuse, précise, proche d'une dentelle finement travaillée. Rien n'est livré, il faut aller chercher plus loin des secrets à peine chuchotés. Dans Tantris, c'est la magie et l'ironie d'un danger indicible que son jeu évoque, tandis qu'il propose une Sérénade nettement debussyste. Jeux de dynamique, mélodies intérieures, frappes soigneusement différenciées, demi-teintes, effets de troisième main : tout y est ! Toutefois, la légère ostentation avec laquelle Votapek désigne lui-même les qualités de son jeu relève plus d'un souvenir de La Villa d'Este, par exemple. Pour délicieux que soit ce moment, sa version des Masques demeure plutôt déconstruite, et même futile à certains passages.
Astor Piazzolla est connu pour avoir révolutionné sinon réinventé l'art du tango. Les deux pièces choisies par Votapek ne sont pas les plus connues de l'interprète-compositeur, et datent de périodes différentes. Lo Que Vendra fut composé en 1957 (deux ans après que Piazzolla ait étudié avec Nadia Boulanger) et Retrato de Alfredo Gobbi en 1970. Dans la première, le pianiste entretient un vrai sens du tragique grâce à une lecture sensible jouissant d'une belle dynamique, tandis qu'une certaine tendresse vient çà et là saupoudrer la lecture très nuancée de la seconde.
BB