Chroniques

par laurent bergnach

récital Thomas Duran et Nicolas Mallarte
Boulnois – Bridge – Granados – La Presle – Šulhov

1 CD Hortus (2014)
705
Thomas Duran et Nicolas Mallarte jouent Boulnois, Bridge, Granados, etc.

Depuis une quinzaine d’années, Thomas Duran et Nicolas Mallarte ont pris l’habitude de jouer ensemble, l’un violoncelliste à cheval entre baroque et création (Ensemble Intercontemporain, Alternance, Court-circuit, etc.) et l’autre pianiste, apprécié dans les projets chambristes, en particulier. Les voici réunis dans cinq pièces conçues durant la Première Guerre mondiale, mais qui n’avaient certes pas pour but de l’encourager. Ce serait d’autant plus malvenu que deux des compositeurs au programme perdirent la vie durant cette période : Enrique Granados (1867-1916) et Joseph Boulnois (1884-1918).

Attentif à défendre la musique nationale, le « Schubert espagnol » (dixit Pablo Casals) doit sa réputation à des œuvres intimistes plus qu’à ses opéras – quatre d’entre eux sont présentés sans succès entre 1901 et 1911. Le 24 mars 1916, le ferry Sussex traverse la Manche vers Dieppe quand il est torpillé par un sous-marin allemand. L’attaque fait plusieurs morts dont le couple Granados. Quelques mois plus tôt (2 juin 1915), le bref Madrigal était créé à Barcelone ; ce sont cinq minutes paisibles, caressantes et tristes où l’apparente amabilité s’accompagne d’une douleur sourde.

Élève de Vierne, l’organiste et chef de chant Joseph Boulnois est affecté comme sergent-infirmier à Châlons-sur-Marne, au moment de la mobilisation. Des œuvres importantes vont naître de ces années de souffrance partagées avec le violoncelliste Gérard Hekking. En 1917, quelques mois avant de succomber à la grippe espagnol à la veille de l’Armistice, Boulnois lui dédie la Sonate en quatre mouvements qu’il vient d’écrire. D’une profondeur d’abord douloureuse, les cordes n’empêchent pas quelque espoir bondissant (1er), voire quelques taquineries (3ème) avant un final franchement détendu.

Jacques de La Presle (1888-1969) connaît lui aussi le champ de bataille, d’abord mobilisé comme brancardier avant d’entrer à la musique militaire, un an plus tard. Par ses compositions, cet élève de Paul Vidal peut dire l’horreur et la violence des combats (Le cri de guerre) et tenter d’adoucir la douleur de ses compagnons avec un morceau plus léger tel Guitare (1915), pièce la plus brève jouée ici.

Avant de mourir d’épuisement dans un camp de concentration bavarois durant la Seconde Guerre mondiale, le Praguois Ervín Šulhov (1894-1942) subit le choc de la Première. Entre septembre et décembre 1914, sans être encore au front, il écrit des pages postromantiques telle sa Sonate Op.17 qui, par son bariolage, augure des pièces dadaïstes à venir [lire notre critique du CD]. En effet, une élégance de cour (Ravel) avoisine une fête de village (Bartók), cernés d’élans « germaniques » (Mahler, Strauss, Korngold). Ce moment reste pour nous le meilleur du disque.

Enfin, comme Granados, Frank Bridge (1879-1941) n’a pas connu les tranchées, mais nombre de ses élèves y disparurent. Sa Sonate en ré mineur H.125 (1917) est donc partagée entre le monde de l’innocence et celui du deuil. D’emblée, une tristesse poignante saisit l’écoute qui, par des apaisements successifs (nonchalance impressionniste, tendre élégie), conduit à retrouver l’entrain et la lumière.

LB