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Chroniques
récital Yo-Yo Ma et Kathryn Stott
Bach – Brahms – Debussy – Delius – Dvořák – etc.
Le hasard fait parfois bien les choses : si Yo-Yo Ma et son épouse n’avait pas sous-loué à un propriétaire indélicat un appartement à Londres en 1978, ils n’auraient peut-être pas rencontré Kathryn Stott qui elle-même sous-louait déjà le même appartement… Quand la pianiste rentre chez elle, le jeune Ma est tout simplement en train de s’exercer sur son instrument de prédilection ! Ce qui aurait pu provoquer une querelle entre voisins est en fait devenu une belle histoire d’amitié entre deux grands interprètes qui, en 2016, fêteront leurs trente années de collaboration.
Songs from the arc of life (Chansons de l’arc de la vie) se veut être, selon notre duo, la traduction musicale des différents âges de la vie : l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte et la maturité. Pour eux, seule la musique est capable de commémorer les étapes et les événements qui jalonnent deux vies aussi bien remplies. Après des discussions qu’on imagine nourries et animées, ils ont donc élaboré un programme qu’ils ont tenu à justifier point par point, dans une notice très documentée.
Pour Yo-Yo Ma, Johann Sebastian Bach semblait être un point de départ incontournable à cette expérience si particulière : c’est donc le premier Prélude du Livre I du Clavier bien tempéré (que chaque apprenti pianiste est censé avoir étudié) qui ouvre ce récital. C’est cependant sous la forme del’Ave Maria composé par Gounod sur sa base que la pièce est proposée. Selon le violoncelliste, elle suggèrerait « pureté, dévotion et amour, un bon commencement pour une vie ».
Nos deux complices ont choisi de privilégier des mélodies initialement écrites pour la voix et transcrites pour violoncelle et piano. Suivent la très célèbre Berceuse de Brahms et Les chants que m’apprit ma mère de Dvořák, pour l’éducation et la tendresse maternelle. L’enfance primesautière est révélée par Papillon de Fauré. Les émois de la passion brûlante de l’adolescence sont représentés par une transcription du Tango Jalousie de Gade. Le Salut d’Amour d’Elgar fut le cadeau de noces du compositeur à sa fiancée et sa réponse américaine, selon eux, pourrait être le Prélude n°1 de Gershwin joué jazzy à l’envi.
Douze autres pages tout aussi passionnantes célèbrent, à travers une sélection de tubes incontournables, les émotions et les sentiments des trois âges adultes. Ainsi, à côté de l’inévitable Cygne, extrait du Carnaval des animaux de Saint-Saëns, les amis présentent, entre autres, la Valse sentimentale de Tchaïkovski, Beau soir de Debussy, Après un rêve de Fauré, des romances et des mélodies mélancoliques de Delius, Sibelius et Grieg au format réduit de bis de fin de concert. Mais ce qui fait le prix de cet album, c’est l’interprétation bouleversante de Louange à l’éternité de Jésus, cinquième mouvement du Quatuor pour la fin du temps de Messiaen, écrit en des circonstances douloureuses de captivité dans un stalag, en 1940 [lire notre critique du CD].
Pour clore cet arc de la vie, un autre Ave Maria, celui de Schubert cette fois, conclut un « voyage musical à travers le temps et la vie », témoignage inclassable de deux instrumentistes au sommet de leur art. Yo-Yo Ma et Kathryn Stott n’ont rien à prouver. Le projet artistique qu’ils ont conçu ensemble s’adapte à chaque situation de la vie, en insufflant un jeu naïf et tendre pour les mélodies qui parlent de l’enfance, très fougueux pour les œuvres de passion, enfin retenu et douloureux pour les pièces de la maturité, en proscrivant tout pathos et mauvais goût. Leur élégance légendaire reste un modèle. Acceptons donc ce cadeau en forme d’anthologie testamentaire.
MS