Chroniques

par bertrand bolognesi

Rachmaninov
film de Pavel Lounguine

1 DVD Condor (2014)
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Rachmaninov (2007), un film de Pavel Lounguine

En 1902, Sergueï Rachmaninov compose Les lilas, mélodie pour soprano et piano, sur un poème d’Ekaterina Beketova-Krasnova (1855-1892). Sur cette cinquième des Romances Op.21 il revient trente-neuf ans plus tard en la transcrivant pour piano seul : ainsi la débarrasse-il de vers peut-être devenus encombrants (trop précis, limités au fond), n’en gardant qu’un souvenir à la prégnante diaphanéité. En 1942, un demi-siècle est passé depuis la disparition de cette traductrice pétersbourgeoise surtout connue pour ses contes à destination des petits… c’est dire déjà beaucoup : l’enfance, paradis perdu, plus encore que la jeunesse, enfance russe en Russie, idéalisée par un compositeur en exil.

Lorsqu’il réalise Rachmaninov, Pavel Lounguine vit en France depuis dix-sept ans. Il a quitté la Russie en 1990, de même que le musicien la quittait en 1917. Vivre hors du pays natal n’est donc pas une donnée inconnue pour l’artiste, fort attaché à sa culture d’origine, comme en témoignent ses longs métrages. Pourtant, si la nostalgie semble le regard exclusif que porte Rachmaninov sur la Russie d’avant les bolcheviks, le cinéma de Lounguine n’évite pas celle de son temps, de la fin du communisme (Такси блюз, 1990) aux dérives mafieuses (Олигарх, 1992). Entre son Île énigmatique et fascinante (Остров, 2006) et le saisissant Tsar revisitant sans concession la noire légende du Terrible (Царь, 2009), Lounguine s’intéresse au destin du compositeur. Plutôt que d’en présenter une biographie filmée dans les règles du genre, c’est bien évidemment un grand film d’auteur qu’il tourne et monte en 2007, ravissant le spectateur dans un tourbillon de flashbacks à l’image de cette tournée de récitals qui, de train en salle et d’angoisse en succès, épuise un pianiste qui n’a de cesse que de pouvoir enfin écrire de la musique.

Tout le drame est là : écrire de la musique.
Retour à l’adolescence. Très doué, l’enfant Sergueï est choisi par Nikolaï Zverev, grand pédagogue qui, à son domicile moscovite, abrite les plus prometteurs. Cet ancien élève d’harmonie du grand Tchaïkovski fut le maître de Siloti et d’Igoumnov, entre autres. Matveï Pressman (auquel il dédierait plus tard son opus 36) serait l’un des camarades de Sergueï, ainsi qu’Alexandre Scriabine. L’école privée de Zverev était une fabrique à pianistes virtuoses : Lounguine nous montre la colère du maître lorsqu’il découvre les manuscrits de Rachmaninov. Admirateur (et ancien amant, insinuent certaines sources) de Tchaïkovski, il aide cependant officieusement (par l’entremise de sa sœur, qui avec lui régentait tout ce petit monde musical) le créateur alors qu’il a congédié le pianiste désobéissant – en alla-t-il de même des Goldenweiser et Scriabine ?...

Avec le massacre de la Symphonie en ré mineur Op.13 n°1 par la baguette vertigineusement ivre d’un Glazounov rougeâtre et son cruel ensevelissement critique par la plume acerbe de César Cui (mars 1897) commence une dépression profonde, scellée par l’abandon sans appel de la belle à qui l’œuvre était dédiée. Par-delà l’épisode dont finalement Rachmaninov sortira vainqueur grâce à l’hypnose pratiqué par le Dr. Dahl (1860-1939) ouvrant sur la rédaction du Concerto en ut mineur Op.18 n°2 (1900), c’est en fait la crise de toute une vie qui dès ce moment se laisse entrevoir. La carrière de virtuose l’emporte sur la composition, et lorsqu’enfin le musicien parvient à renoncer à ces récitals où ressasser sans cesse ses propres pages vieilles de dix ans, à cette vie d’interprète qui ne lui convient pas, encore connait-il bien des difficultés à écrire.

Irascible, angoissé, désabusé, comme sans aptitude véritable au bonheur, qu’il s’agisse du concert ou des petites joies familiales, Sergueï pleure le passé et sa Russie, bientôt symbolisés par le bruissement du vent printanier dans des feuilles en forme de cœur, le transport voluptueux d’une multitude de petites fleurs cruciformes, parfum chaud et lourd capable d’investir tout le champ de sa conscience. De cette oléacée miraculeuse Lounguine fit le titre de son film : Ветка сирени dans sa version originale, c’est-à-dire branche de lilas, presque palpable sous son œil caressant.

BB