Chroniques

par bertrand bolognesi

Rachmaninov par lui-même
Réflexions et souvenirs

Buchet Chastel (2022) 190 pages
ISBN 978-2-283-03657-0
Un livre attachant qui réunit les entretiens d'un compositeur passionnant !

« En quittant la Russie, j’ai perdu le désir de composer. En perdant la Russie, je me suis perdu aussi. À l’exilé qui a perdu ses racines musicales, ses traditions, sa terre natale et le désir de créer, il ne reste pas d’autre consolation que le silence des souvenirs inaltérables… » : ainsi s’exprimait Sergueï Rachmaninov en novembre 1934, à Londres, dans les colonnes du Monthly Musical Record, revue britannique alors fameuse et à son zénith, qui publia de janvier 1871 à décembre 1960 et dont le déclin s’est amorcé durant les années de guerre. En 2018, les éditions Buchet Chastel firent paraître Réflexions et souvenirs, volume regroupant plusieurs entretiens que le maître russe accordait à divers journaux, inédits en langue française. Quatre ans plus tard, ce livre est remis sous presse sous un titre nouveau, Rachmaninov par lui-même, désormais disponible en format de poche et à prix fort raisonnable. Ici sont réunis quatorze textes conçus entre 1910 et 1943 dont la provenance est dûment renseignée. Pour diversifiés qu’ils soient, les sujets se rejoignent souvent. Il est ici question de piano, bien sûr, et surtout de l’art d’en jouer artistiquement – non pas plaisamment, et correctement moins encore –, donc de pianistes, du coup de pédagogie, enfin de compositeurs et même de pianistes-compositeurs.

La musique doit venir du cœur (1941) fait aborder la nécessité de l’art, appel impératif qui de l’artiste véritable envahit tout le rapport au monde. Dans ce chapitre, Rachmaninov milite au nom de l’expression, par-delà les modes, qu’elles soient de débauche d’expressivité ou de virtuosité creuse ou qu’elles soient de laborieuse intellection. « La musique est l’expression de l’individualité du compositeur dans toute sa plénitude », affirme-t-il, dans un souvenir postromantique puissant où est encore rappelé que son art « doit exprimer l’air du pays où il est né » mais aussi « former les synthèse de toutes les expériences vécues ». Ainsi se démarque-t-il des créateurs de son temps, alors engagés dans d’autres quêtes et d’autres conceptions, assumant son rejet cependant nuancé de ce qu’il appelle la modernité. Des contributions plus terre à terre et ô combien utiles pourtant articulent l’article Dix caractéristiques d’un beau jeu de piano (1910), de la conception de l’œuvre à l’étude par le pianiste jusqu’à cette vive étincelle sans laquelle ne saurait prendre vie l’interprétation, en passant par la revendication de la maîtrise technique, le rôle du phrasé, des choix de tempo et de pédalisation, tout en mettant en garde contre un respect non réfléchi des conventions – « Il est infiniment plus beau de créer que d’imiter ». Le propos est considérablement développé par Du nouveau dans l’art du piano (1923) qui prend pour base l’excellence du jeu d’Anton Rubinstein, musicien que le compositeur n’hésite pas à qualifier de merveille pianistique, et la façon dont l’enseignement de l’instrument était prodigué dans la Russie d’avant Octobre, cette Russie tant regrettée par l’auteur. Moins systématiquement organisé, ou alors selon un goût clairement soumis aux aléas du sentiment, L’interprétation (1932) reprend ces mêmes sujets au fil d’une présentation de la manière idéale de jouer Chopin, et conclut par un hommage dithyrambique à Rubinstein et aux conférences données gracieusement par celui-ci, durant lesquelles huit cent cinquante-sept œuvres furent abordées – « il s’asseyait au piano, jouait puis donnait des explications » : ce que l’on appelle aujourd’hui médiation culturelle n’est donc point nouveauté. Enfin, avec Le compositeur comme interprète (1934), nous entrons dans l’atelier de Rachmaninov jouant Rachmaninov, faisant « corps avec l’œuvre », où il est insisté sur le rôle de l’imagination.

Aucune de ces interviews ne tait la nostalgie de la terre natale, quittée en 1918, à un âge où déjà la tendance peut être devenue de regarder le chemin parcouru plutôt que celui à venir. Et c’est bien la Russie qui hante les autres parties de ce livre attachant. Musique et art populaire (1919) reflète assez évidemment le désarroi de l’artiste en exil clamant haut et fort son identité et sa culture à travers l’argument de l’imprégnation des opéras de Rimski-Korsakov dans le chant slave – « à l’exception de quelques modernistes, tous les compositeurs russes sont profondément imprégnés de la musique populaire de leur pays ». Fustigeant au passage le futurisme, perçu comme exclusivement artificiel, Rachmaninov désigne Nikolaï Medtner comme seul digne héritier des grands musiciens russes. C’est une constance : outre qu’il s’ingénia à faire connaître la musique de son ami qui, après l’Allemagne et la France, s’installerait finalement en Angleterre, il en fait volontiers l’éloge dans Rachmaninov se souvient (1927) et surtout dans Rachmaninov parle de la Russie et de l’Amérique (1921) où il s’en fait littéralement le dévoué champion. Des histoires sont racontées plusieurs fois, l’angle de vue changeant avec le temps et les circonstance, le principal demeurant l’aide généreuse de Tchaïkovski lors de la création de l’opéra Aleko, œuvre d’un Sergueï de vingt printemps, la riche expérience de diriger la fosse de l’opéra privé du mécène Savva Mamontov qui vint s’ensuivre, mais encore le désastre de la création de la Première Symphonie et la dépression qu’il généra, résolue grâce à la psychothérapie conduite par le docteur Nikolaï Dahl. Dix-huit pages prises sous la dictée par Sofia, cousine et belle-sœur du compositeur, constituent les Souvenirs par lesquels s’ouvre ce recueil (publié en 1968 pour le vingt-cinquième anniversaire de sa disparition) où d’emblée un certain ton est livré : « je ne parlerai pas de l’actuelle Russie. Je n’y vis pas. Je ne la connais que par les journaux. Mais j’évoquerai l’ancienne Russie, celle que j’ai connue »… Le domaine maternel d’Ivanovka, situé à près de cinq cents kilomètres au sud-est de Moscou, y fait figure de Paradise Lost.

Deux textes se détachent de ces deux unités. Avec Le disque (1931), Rachmaninov montre l’impact que l’invention technologique offre à son exigence artistique, faisant un distinguo précis entre la retransmission radiophonique du concert, qu’il exècre, et le travail d’enregistrement dont il vante les avantages comme les progrès – « grâce au gramophone, il m’est à présent possible d’améliorer mon propre jeu […], j’ai toujours l’espoir d’atteindre la perfection artistique absolue ». Le second est Mon Prélude en ut # mineur (1910), colère à l’encontre d’un souvenir de jeunesse devenu par-devers lui sa carte de visite à l’étranger sans lui rapporter un kopeck – « je n’avais pas de droits d’auteur garantis à l’international pour cette œuvre ». Par-delà ce trait d’humour, le musicien explique pourtant comment jouer au mieux la pièce, tout en insistant sur le fait que son cycle de dix Préludes Op.23 est bien meilleur. La lecture de Rachmaninov par lui-même, traduit et annoté par Carine Massutti, incite à plonger plus encore dans cette musique !

BB