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Chroniques
René Beaupain
La maison Érard – Manufacture de pianos (1780-1959)
L'histoire de la musique se concentre d'ordinaire sur les questions formelles liées à l'évolution du langage musical, plus rarement sur des considérations de sociologie du goût. À ce titre, elle souffre souvent des mêmes carences que l'histoire de la philosophie et peut paraître flotter au-dessus des pratiques concrètes. D'où l'importance que revêt une histoire de la réception des œuvres et des courants musicaux, qui, entre autres, ne fait l'économie pas plus des critères sociopolitiques, de l'histoire des idées, que de l'évolution des techniques. Cela n'est dénier à l'histoire des formes musicales ni son très réel pouvoir explicatif, ni son autonomie de droit en tant que discipline, mais c'est chercher à la faire entrer en résonance avec ce qu'a de concret la pratique musicale et son enracinement dans l'histoire des hommes.
C'est dans ce contexte que l'on peut lire la monographie de René Beaupain. L'ouvrage a la grande qualité de rappeler ce que l'histoire de l'esthétique musicale doit aux évolutions de la facture instrumentale, en l'occurrence pianistique. Le portrait qu'il nous restitue de la maison Érard est aussi celui du goût pour un certain type d'instruments, ces pianos éponymes dont la sonorité inventée à la fin du XVIIIe siècle, subtile et exigeante pour l'instrumentiste, devait disparaître au début du XXe, remplacée par celle de claviers plus homogènes, plus brillants, mieux adaptés au volume accru des salles de concert, et plus faciles à jouer.
Les documents colligés par l'auteur sont tous relatifs à la maison Érard. Ils donnent à voir, comme en coupe, un aspect de la lente maturation du piano moderne : l'évolution de ses formes, les recherches techniques qu'il motive, au travers des brevets, dont les plus célèbres sont sans nul doute ceux qui protègent le mécanisme de double échappement (1821-1822 et 1843), les controverses qu'il suscite, autour notamment du croisement des cordes et du monolithisme du cadre auxquels le facteur s'est longtemps opposé. Mais l'excellence de ses pianos – une médaille d'or à l'exposition universelle de Londres, en 1851, son implantation massive puis exclusive au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, les louanges de Franz Liszt – n'a pu protéger Érard du déclin. Les inventions et l'agressivité commerciale des facteurs allemands et américains, au premier rang desquels Steinway, ainsi que l'évolution du goût, ont causé du tort à une maison qui se voulait défenseur de la tradition du piano originel.
Cela dit, si riche que soit sa documentation, l'ouvrage de René Beaupain pèche sur plusieurs points, de forme, essentiellement. Le plan de l'ensemble est étonnant. Malgré l'intérêt de la présentation et de la chronologie présentées en début d'ouvrage, on ne peut que regretter d'avoir à attendre la page 241 pour avoir accès à une discussion qui donne son sens aux 220 pages précédentes, constituées de documents dont la collecte constitue sans doute le gros du travail de l'auteur, mais dont la place était clairement dans une série d'annexes : catalogues du facteur, photographies des instruments, brevets, témoignages, relations avec le Conservatoire. L'ordre de lecture doit donc être adapté en conséquence – ce qui a le défaut ou l'avantage, on en jugera selon ses propres réquisits en matière de pédagogie, de donner lieu à un certain nombre de redites.
Quant au fond documentaire, il souffre d'un manque de synthèse et, parfois, de compléments. On aurait apprécié un schéma chronologique sur une ou deux pages, représentant les dates d'apparitions des brevets et des principaux modèles. La lecture bénéficierait également d'une introduction illustrée à la technologie des mécaniques de pianos – sans quoi l'on en est réduit à tenter de deviner ce qu'est unchevalet, un pilote ou unefourche. Internet apporte ici une aide appréciable [1]. Plus dérangeante cependant reste la non-exhaustivité de la reproduction des figures relatives aux brevets, auxquelles le texte fait sans cesse référence et qui sont essentielles à la compréhension des mécanicismes décrit ! On reste ainsi frustré de détails techniques qui sont pourtant parmi les éléments les plus intéressants de l'ouvrage. Les expositions qu'a montées l'Institut National de la Propriété Intellectuelle autour de ces brevets, ou le catalogue de l'une d'entre elles, Touches à touches, apportent peut-être les compléments nécessaires.
L'auteur, pour conclure, se tient scrupuleusement à son projet monographique. Résolument de parti pris en faveur de son sujet, il ne propose que peu d'indices quant aux raisons réelles du déclin de la maison Érard. Son travail appelle irrésistiblement une histoire de la concurrence, qui permettrait de mieux comprendre les difficultés éprouvées par exemple en 1810 ou la façon dont, entre autres, Steinway a pu lui porter atteinte. Reste donc à mettre son propos en perspective de l'histoire de la facture de piano en général. Cela dit, il constitue une pièce importante de cette histoire, tout autant par les éléments d'archives qu'il propose que par le lien qu'il suggère d'une histoire conjointe du goût musical, des factures d'instruments et de la vie économique et sociale.
MD
- mécanique de piano droit (www.infovisual.info) ; mécanique de piano à queue (pages.infinit.net/thierryh) ; présentation générale très complète de l'instrument (www.musicologie.org) ; article de fond sur l'évolution de l'acoustique de l'instrument (http://mediatheque.ircam.fr) ; articles et présentations techniques relatifs à la modélisation de la mécanique d'une touche de piano (www.lam.jussieu.fr) ; etc.