Chroniques

par bertrand bolognesi

Richard Strauss
Till Eulenspiegel – Don Juan – Tod und Verklärung – Träumerei am Kamin

1 SACD PentaTone (2010)
PTC 5186 310
Richard Strauss | Till Eulenspiegel – etc.

Avec cet enregistrement de trois des sept Tondichtungen (ou huit, si l’on tient absolument à inscrire au même registre Eine Alpensinfonie Op.64) du maître bavarois, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg affirme, s’il en était besoin, une grande santé que maîtrise un indéniable panache. Depuis son arrivée aux commandes, Marc Albrecht aura su magnifier les forces d’une formation qui semblait n’attendre que cela. Outre des concerts de saison d’une grande tenue, ainsi que des tournées européennes, l’OPS a renoué avec la gravure, une sienne tradition, déjà ancienne, qui, pour avoir toujours produit sans s’interrompre vraiment, connaît depuis quelques mois une vitalité parfaitement régulière, pour le label PentaTone. Ainsi les bacs accueillent-ils aujourd’hui cinq galettes alsaciennes rivalisant entre elles. Avant le tout récent programme français, avant les concerti de Dvořák et Schumann, avant même un disque entièrement consacré à Berg, somptueusement servi par Christiane Iven, parurent ces trois opus straussiens qui, d’évidence, appellent une Anaclase !

« Aboutissement d’un genre » et « apothéose de l’orchestration postromantique », dit fort justement Christian Goubault des poèmes symphoniques (in Richard Strauss, bleu nuit éditeur, 2008) ; la sélection en présence ne le contredira pas. À commencer par Don Juan Op.20, de 1888 (Strauss a vingt-quatre ans), joué ici dans une urgence jouissive, sorte d’héroïsme souriant, dans un souvenir wagnérien qui déjà prend un certain recul. Souffle vif et geste d’un beau nerf, Albrecht dirige là une version musclée, mesurant précisément la force et sa détente, qui soigne chaque détail, sans jamais se départir cependant de la franche impétuosité liminaire, presque opératique. On admirera les savants équilibres pupitraux dans les passages plus doux, le lustre séduisant de la partie centrale, comme l’exemplaire fiabilité des cuivres et la couleur choisie de l’énigmatique évanouissement qui amène le final.

Quelques mois plus tard – Don Juan fut créé en novembre 1889 à Weimar, tandis que ce nouvel opus le serait à Eisenach en juin 1890 – voyait le jour Tod und Verklärung Op.24 dont cet enregistrement souligne adroitement certains ronflements et autres alliages timbriques qui trouveront à s’épanouir sept ans plus tard dans Also sprach Zarathustra. Avec un début posé en grand mystère et contenant tous les dangers, c’est d’une construction délicatement chambriste du son que bénéficie cette exécution d’une grande et douce clarté. Les venins, sournois plutôt qu’éclatants, agissent ensuite en profondeur, surgissant d’un inconnu très enfoui. Une rigoureuse gravité de ton s’impose là, sans l’exubérance de ce quasi cabotinage auquel bien des chefs s’attellent avec ce répertoire (en dépit des sujets traités, d’ailleurs).

Après Macbeth Op.23 (1887-89) – l’opus est supérieur mais il s’agit bien là du premier des Tondichtungen de Strauss –, Don Juan et Tod und Verklärung, la source, pour ne s’être pas tarie, attendrait quelques années avant d’enfanter quatre nouvelles partitions, dont la première, composée à partir de 1894 puis créée à Cologne en novembre 1895, est le bondissant Till Eulenspiegel lustige Streiche Op.28, précurseur de Korngold (qui naquit dix-huit mois plus tard). L’OPS en livre une interprétation pétillante, fraîche et robuste, affirmant la souplesse des cordes et la fermeté de ses cors. Les péripéties de Till sont vertement brossées par des effets de contrastes qui ne dérogent jamais à l’humour général (jusqu’aux esquisses de danses, drôles), ce qui n’empêche le dessin élégant des traits solistiques ?

Le deuxième interlude symphonique d’Intermezzo (opéra de 1924) complète ce menu. Dans une exquise pâleur commence Träumerei am Kamin Op.72, s’élevant ensuite vers une quiétude tout simple : sagement, Marc Albrecht, qui a bien compris la domesticité de son sujet, voire du compositeur en ces années-là, ne le porte pas plus haut que le quotidien dont il sourd. Outre la grâce discrète des échanges (vents en général, clarinette en particulier), on appréciera l’épaisseur presque organistique de la conclusion.

Indéniablement, la musique de Strauss va comme un gant à Marc Albrecht qui en révèle subtilement la lumière personnelle, tour à tour enthousiaste et contemplative, jamais mélancolique (sauf à imaginer, peut-être, ce qu’il ferait des Vier letzte Lieder…), d’une sorte de nostalgie sereine, dans un riche éventail dynamique.

BB