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Chroniques
Richard Strauss
Daphne | Daphné
Le 5 juillet 1929, la mort d’Hugo von Hofmannsthal laissait à Richard Strauss le livret d'Arabella. Après la féconde collaboration vécue avec le poète, le compositeur s'enquit d'un nouveau librettiste, le souhaitant talentueux et fidèle. Il devait trouver en Stefan Zweig la perle rare qu'il convoitait, cette découverte donnant bientôt lieu à Die Schweigsame Frau, d'après Ben Johnson, créé à Dresde au printemps 1935. Si la relativement froide réaction du public ne sut ébranler la confiance que Strauss plaçait en Zweig, ce beau mariage fut purement et simplement annulé par les circonstances historiques, les autorités nazies suspendant la programmation de l'ouvrage après quatre représentations. De quoi dissuader l'auteur, résidant à Londres depuis un an afin d'y collecter les documents nécessaires à la rédaction de sa Marie Stuart, de revenir sur un continent où il était de plus en plus difficile d'être né juif.
De fait, Vienne connaîtra bientôt l'Anschluss et Zweig, citoyen britannique depuis 1940, se fixera définitivement au Brésil en août 1941 où, abattu par le sentiment que rien ne serait plus désormais comme avant, par une conscience écrasante que le Monde d'hier serait immanquablement perdu quand bien même la guerre aurait raison de l'horreur hitlérienne, il mettrait fin à ses jours six mois plus tard. Le retrait de Die Schweigsame Frau de l'affiche du Staatsoper de Dresde ferait également comprendre à Strauss qu'il ne reviendrait pas à Zweig de pouvoir terminer le projet en cours, soit Friedenstag qu'il confie alors à l'historien Joseph Gregor, recommandé par l'illustre romancier.
Ainsi Munich put-il s'enorgueillir de la création (juillet 1938) de cette nouvelle œuvre en un acte dont Gregor signait le texte largement amorcé avant son intervention. Reconnaissance oblige, le compositeur lui confierait également l'écriture de Daphne, un travail qui connaîtrait de nombreux péripéties et remaniements avant d'emporter son approbation, jusqu'à sa première à Dresde sous la battue de Karl Böhm, en lever de rideau d'une reprise de Friedenstag, le 15 octobre 1938.
L'enregistrement publié aujourd'hui par Dynamic est un live capté lors des représentions que proposait La Fenice, en juin 2005 ; il conviendra de se souvenir que les conditions de réalisations de ce disque ne sont pas celles du studio : la prise de son ne bénéficie pas de la plasticité habituellement rencontrée, les voix sont ici soumises aux aléas de la scène, soit le temps de chauffe, l'endurance, l'émotion, etc.
Dès le prélude pastoral de cet opéra en un acte couvrant un peu moins de deux heures, l'auditeur est saisi par le recueillement que parvient à imposer la direction sensible de Stefan Anton Reck, plaçant la suite de l'exécution sous le signe de cette évocation sacrée. La suggestion d'un éventuel bouleversement des éléments est ensuite dessinée par un geste théâtral mais jamais gratuitement spectaculaire. À une véritable profondeur de vue, Reck allie un lyrisme franchement assumé, incontestablement cultivé par la fréquentation de la littérature musicale des années 1875 à 1940. Attentif aux voix, il mène la dramaturgie d'un grand souffle, avec enthousiasme et passion, atteignant au merveilleux lors des scènes les plus magiques. Avec l'Orchestra del Teatro La Fenice di Venezia, c'est un notable tour de force !
Car, il faut bien le dire, les unissons de cordes sont improbables, les violoncelles font ce qu'ils peuvent, les cuivres finissent par y arriver, mais après des débuts fragiles, autant d'avanies que la qualité des bois ne suffit pas à faire oublier. Pourtant, le chef tire d'un instrument si précaire une expressivité durable et mesurée, recouvrant une couleur chère à Elektra et Salome lors des illustrations rituelles, tout en laissant lorgner d'autres passages du côté d'Ariadne auf Naxos (qu'il a d'ailleurs dirigé à Munich). Gageons que Stefan Anton Reck – dont nous vous parlions au printemps, à Strasbourg [lire notre chronique du 28 avril 2005] –, qui dirigeait une Tétralogie à Trieste il y a déjà quelques années, se révèlera parfaitement à son affaire dans le prochain Tristan und Isolde de Turin, après avoir signé une excitante Lulu à Palerme (enregistrement disponible chez Oehms).
Côté voix – oublions tout de suite les limites d'un chœur de beuglards impossibles… –, outre le Premier Berger de Dominik Eberle accusant quelques soucis de soutien, le Deuxième bénéficiant en revanche du timbre clair et vaillant de Stefano Ferrari, on prendra plaisir au duo wagnérien des deux Vierges, Liesl Odenweller et Dorothee Wiedmann, délicieusement fraîches, espiègles à souhait. La voix ronde au grave caressant comme un baume de Birgit Remmert est idéalement distribuée en Gaea dont elle réalise parfaitement les pièges intervallaires. En Peneios, Daniel Lewis Williams, bien qu'avec une belle profondeur de grave, s'en sort moins honorablement, avec un vibrato parfois trop copieux et un aigu toujours difficile. Roberto Saccà mène efficacement sa voix dans le rôle de Leukippos qu'il sait rendre attachant ; possédant un timbre agressif, un rien nasal, et un outil vaillant à la présence généreuse, l’artiste surprendra dans la mort du personnage où il ne prend rien en voix de tête, obtenant un aigu de poitrine prodigieusement doux, jouant à peine sur de discrets effets de souffle, fort expressifs, pour une agonie plus vrai que nature. L'excitante accentuation du chant de Scott Mc Allister aborde Apollo avec une grande cohérence. Si ses premiers pas semblent manquer d'un certain espace d'émission vocale, ce qui limite la nuance, pouvant même donner le sentiment qu'il chante au-dessus du véritable format de son organe, c'est que le ténor a besoin de se chauffer, s'améliorant au fil de la représentation. Il finit par se révéler tant souple que vaillant, affirmant une diction exemplaire et une santé admirable.
Enfin, June Anderson était la Daphné de Venise, discréditant à peine l'incarnation par un vibrato devenu généreux. Passée cette constatation, on appréciera des figures ornementales agiles, un chant infiniment nuancé et expressif, une fiabilité remarquable sur la durée, autant de qualités conjuguées avec bonheur dans le large envol de Unheilvolle Daphne ! qui s'avère d'une tendresse désarmante, dans une interprétation inspirée.
BB