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Chroniques
Richard Strauss
Daphne | Daphnée
Le soprano américain Renée Fleming se love une nouvelle fois dans les cordes d'une héroïne straussienne : aujourd'hui, elle est Daphné dont la légende inspirait à Richard Strauss son treizième opéra, Daphne, créé à l'automne 1938 à Dresde, dont on ne s'étonnera jamais assez de la rareté sur nos scène (celle de Strasbourg faisant exception, avec sa production d'il y a quelques années) – pour plus de détails sur les circonstances de la composition d'un ouvrage dont les envols annoncent les Quatre derniers Lieder, le lecteur se réfèrera à notre récente évocation de l'enregistrement Dynamic [lire notre critique du CD]. Chez Decca, l'inégal combat entre un berger et un dieu pour l'amour mortel est défendu par les excellents musiciens du Westdeuts-cherundfunks Sinfonieorchester Köln, dont aucun pupitre ne saurait être pris en faute ; ainsi, dès les calmes deux premières minutes préludant à l'action, goûtera-t-on l'élégante articulation des bois puis, lorsque la partition en vient à suggérer le possible déchaînement des éléments, le bel équilibre, exquisément lyrique, de la formation, notablement précise tout au long du drame sacré.
Au pupitre, Semyon Bychkov conduit une lecture qui semble avoir du mal à trouver sa voie. Parfois d'humeur brumeuse, d'autres volontiers expressive, nous laissant rarement le temps de profiter de tout ce que l'orchestration pourrait offrir, manquant de relief ici, surjouant les contrastes là, laissant sur la touche la suavité tant souhaitable dans le traitement des cordes, tout en sachant par ailleurs se révéler élégante, en servant les envoûtements d'une fluidité bienvenue et en soignant joliment les miroitements de la scène du baiser, cette interprétation demeure fort inégale. Bychkov s'y montre pressé, ce qui n'est certes pas toujours un mal et occasionne une gestion parfaite des tensions dramatiques, mais l'entraîne à passer parfois à côté de la couleur. On saluera d'indéniables qualités, comme une énergie, une violence même, tout-a-fait stimulante, mais autant de points négatifs, comme cette fâcheuse tendance à lourdement s'appuyer systématiquement sur la percussion et les cordes et cuivres graves. Enfin, dans la ponctualité du détail, la proposition est pertinente, mais une vision ténue et profonde fait défaut. À l'aune du bon matériel dont le chef a disposé – on entendra par là tant l'orchestre que les conditions d'une prise en studio –, l'on restera sur sa faim…
Au luxe d'une telle fosse s'adjoignent celui de la prestation plus qu'honorable des Herren des WDR Rundfunkchors et un plateau vocal satisfaisant dans l'ensemble. S'y remarquent favorablement les Premier et Troisième bergers d’Eike Wilm Schulte, pour la couleur flatteuse du timbre et la fiabilité de l'impact vocal, et de Gregory Reinhart, ainsi que les deux vierges bien caractérisées de Julia Kleiter et Twyla Robinson. On retrouvera avec plaisir la voix ample au grand souffle et la belle pâte vocale d'Anna Larsson, Gaea idéale, et surtout la basse largement autoritaire, menée avec une évidente musicalité, de Kwanchul Youn, dont nous nous étions réjouis de l'Arkel berlinois [lire notre chronique du 31 octobre 2003], fort judicieusement distribué en Peneios. Direct, non sans un certain génie dans la projection, et coloré, le Leukippos de Michael Shade se montre expressif, jusqu'en une agonie d'une émouvante tendresse où le ténor amorce des voix mixtes avec une remarquable souplesse. Héroïque comme il se doit, Johan Botha est un Apollo efficace en ce qui concerne la vaillance et le style ; mais, outre que son chant ne bénéficie guère du charisme suffisant, il nous faut avouer regretter une stabilité discutable, une diction relativement opaque et un peu de souplesse qui font paraître la voix prématurément vieillie.
Enfin, l'on sait à quel point la musique de Strauss convient à Renée Fleming. Aussi sa voix entre-t-elle comme un rayon de lumière dans la pastorale instrumentale du lever de rideau. Toutefois, force sera de constater le peu d'unité de son incarnation. Les premiers pas du personnage jouissent d'une vocalité agile et gracieuse s'avérant d'une fraîcheur indiscutable, mais la diction y est laissée pour compte au profit d'une mièvrerie maniérée, voire minaudière, assez peu d'à-propos. Fort heureusement, nous n'en restons pas là, et l'interprétation – car il s'agit bien là d'une erreur artistique plus que d'une faiblesse technique – se bonifie au fil de l'exécution. C'en est même troublant : s'agissant d'un enregistrement de studio, n'aurait-on pu refaire la prise d’O bleib, geliebter Tag ? Car ensuite, tout va de mieux en mieux. La présence s'affirme, le duo amoureux avec Leukippos est une petite merveille, et Fleming s'engage véritablement dans le destin de Daphné, nous valant de grands moments de chant comme de théâtre. Dans la grande scène finale, elle choisit la vive indignation pour les trois premiers vers de Unheilvolle Daphne !, main dans la main avec le chef, qu'elle fait suivre d'une lamentation merveilleusement sentie. De même signe-t-elle une touchante dernière partie (Ich aber, armselige Daphne…), inexplicablement précédée par un épisode central plus plat, rejoignant en cela les prémisses évoquées plus haut – même la diction, dans So höre, mein Leukippos, démissionne. Si proche de la perfection, c'est plutôt frustrant, et notre sentiment à cet égard rejoint celui généré par l'approche de Bychkov : le matériel est luxueux mais pas toujours l'usage qu'il en est fait. C'est bien pour cette raison que Renée Fleming n'aura guère à rougir de sa Daphné et que le lecteur nuancera de lui-même notre propos, partant que n'est déçu que celui qui attend trop.
BB