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Chroniques
Richard Strauss
Salome | Salomé
Romeo Castellucci aime les légendes bibliques. C’est, en tout cas, ce qu’induisent ses mises en scène, entre Moses und Aron et Il primo omicidio, par exemple [lire nos chroniques du 20 octobre 2015 et du 24 janvier 2019]. En abordant la Salome de Strauss, plus qu’en la pièce éponyme d’Oscar Wilde l’artiste italien immerge son imagination dans les récits de Flavius Josèphe auquel se réfère directement l’inscription grecque Ἰώσηπος (l’un des noms de l’historien), projetée sur la roche de la Felsenreitschule. Une phrase latine l’y précède, Te Saxa Loquintur, hommage ici rendu à la ville de Salzbourg via son tunnel du Mönchsberg (cette production fut donnée lors de l’édition 2018 du Salzburger Festspiele).
Dans ses Antiquités judaïques, Josèphe est le premier à évoquer la princesse Shlomit, fille d’Hérodiade et d’Hérode II (Philippe), donc petite-fille d’Hérode I (Mégas). Par le remariage de sa mère au frère de Philippe, Hérode-Antipas, elle devient la belle-fille de son oncle, celui-là même qui n’a de cesse de la voir danser. Dans cette première mention de la princesse de Judée, il n’est pas encore question du Baptiste (Yohanan), invité dans l’évangile de Marc puis par Augustin d'Hippone qui s’attarde à décrire l’impudeur de la danse de Salomé. Loin de s’embarrasser du fatras dix-neuvièmiste inauguré de main de maître par Heine et rapidement encombré par Huysmans, Flaubert (pour ne pas parler de Massenet) ou encore Laforgue, avec plus ou moins de bonheur, Castellucci, selon une méthode qui lui est chère [lire nos chroniques de Tannhäuser, Das Floß der Medusa et Requiem], installe une cérémonie qui intègre tous les éléments de l’œuvre, ce que celle-ci donne à jouer comme ceux qui l’ont nourrie.
Les célèbres fenêtres qui font les galeries du manège salzbourgeois ont été soigneusement fermées. Après un bref moment de théâtre muet où une petite couronne d’or et un voile de dentelle sont abandonnés sur un sol ostensiblement doré, Narraboth et le Page entrent en scène. Comme tous les hommes de ce spectacle, ils portent manteau et chapeau noir, arborant encore un maquillage carmin, entre sang frais et coulis de framboise, qui recouvre le bas du visage – de la mentonnière au bout du nez en passant par les demi-lobes des oreilles. On retrouve ce même masque sur la face d’Herodias, mais vert, cette fois. Lorsque s’entrouvre la fosse où le prophète est détenu, tous se protègent le nez contre ce qui semble bien être une odeur pestilentielle. Les éléments accrochés aux abords de la prison souterraine renvoient à l’imagerie de l’écurie. De fait, c’est bien un cheval noir qui tourne pendant les discours inquiétants de Jochanaan. Fidèle au texte, par une littéralité surprenante et bienvenue, Salomé fait une entrée en colombe égarée, regard perdu. Peut-être aurait-on pu se dispenser de sur-indiquer le fait qu’elle soit pubère, ce qui revient à écarter tout soupçon d’un érotisme pédophile de la part du tétrarque. Pour arriver à ses fins, la jeune fille sait se montrer provoquante afin que le capitaine syrien ouvre la citerne. C’est avec le voile et la petite couronne à pampilles qu’elle accueille le prophète, sorte de chamane sombre, entre grand oiseau de proie et cheval fou, muni du tambourin traditionnellement attaché à sa fonction sacré. Déjà Salomé commence à esquisser quelques pas de danse, bien avant qu’il en soit clairement question. La plume est une matière que l’on retrouve dans le chapeau d’Herodias, qui la pourrait désigner comme tueuse d’oiseaux… à moins qu’il faille voir la pièce comme le farouche combat de deux chamanes. Montré comme divertissement de cour au même titre que le set de musiciens désœuvrés au fond, un match de boxe est prétexte à l’invocation christique, les combattants réunis autour du prophète comme les larrons de la Croix, précisément au moment où les Nazaréens racontent le faiseur de miracles tandis que Narraboth ressuscite.
Plus statique encore, le rituel montre Salome, dénudée, ficelée en position recroquevillée sur un cube minéral pour toute danse des sept voiles, dès lors résumée par le recul des autres personnages loin d’elle et le déchaînement orchestral. Un bloc descend lentement sur l’héroïne et la fait disparaître. Passé cette étape, un bain de lait est préparé sur le couvercle de la trappe, associant à l’exigence pure et simple de la tête du prophète une nouvelle image contrastée. Rien ne sachant la faire renoncer à la rançon d’une danse qui n’eut pas lieu ailleurs qu’en rêve, elle regarde depuis le bord – du trou, trop puissante est la tentation lacanienne ! – ce qu’un écho supérieur montre dans le mur : la préparation du supplice. Le corps nu et étêté de Jochanaan est placé sur une chaise, non loin de la tête coupée du cheval, en vertu de l’anthropomorphisme magique suggéré plus tôt. La mort de la princesse survient dans l’éprouvante insatisfaction de son désir invaincu, par-delà l’intimité corporellement discourue avec la dépouille blême.
Au pupitre des excellents Wiener Philharmoniker, Franz Welser-Möst, toujours fervent straussien [lire nos chroniques de Der Rosenkavalier, Die Liebe der Danae et Die ägyptische Helena], s’ingénie à déployer une sensualité plus féroce que charmeuse, d’une puissance inouïe, déchaînant l’orchestre durant la querelle des Juifs comme pour la danse, tout en instillant un suspense extrême à la troisième partie de l’ouvrage.
Un plateau vocal de haut niveau était réuni à Salzbourg, en ces soirs de juillet. Parmi les nombreux petits rôles, on remarque particulièrement David Steffens [lire nos chroniques de Die Entführung aus dem Serail, Gloriana et Der Freischütz], Patrick Vogel et Mathias Frey (respectivement Quatrième, Troisième et Deuxième Juifs), le baryton ferme de Neven Crnić (Cappadocien), enfin la basse robuste et charismatique de Dashon Burton (Second Soldat) [lire notre chronique de Die Zauberflöte]. Si la petite voix d’Avery Amereau ne convainc guère en Page [lire notre chronique de Le nozze di Figaro], Julian Prégardien satisfait pleinement par l’impact précis et l’ineffable douceur qui caractérisent son Narraboth [lire nos chroniques du 22 août 2013 puis des 27 juillet et 23 novembre 2017]. À l’Herodes idéalement incisif de John Daszak que l’on retrouve avec plaisir [lire nos chroniques de Khovantchina, Palestrina, Saint François d’Assise, Götterdämmerung, Lady Macbeth de Mzensk, Die Gezeichneten, Wozzeck et Moses und Aron] répond l’autorité vocale évidente d’Anna Maria Chiuri en Herodias [lire nos chroniques d’I trittico à Modène, Milan et Florence, de Norma, La donna serpente et Violanta].
Avec le baryton-basse hongrois Gábor Bretz, on comprend d’emblée la fascination de Salomé pour la voix du prophète, dès qu’elle s’échappe du souterrain [lire nos chroniques de Tannhäuser, Gurrelieder, Elektra, Faust, Lohengrin, Don Quichotte, Messa da Requiem, Fidelio à Vienne et à Paris]. Avec ce timbre sombre à souhait, l’incroyable souplesse qui lie tous les étages de la tessiture, mais encore un velouté exceptionnel et sa grande prestance, même attifé en équestre sorcier-corbeau, ce Jochanaan damnerait des saintes ! Justement, Salomé ne prétend pas à la sainteté… cette sorte d’innocence dans le crime suggérée par la mise en scène et par le jeune soprano Asmik Grigorian gagne un pouvoir proprement envoûtant lorsqu’elle est rehaussée par un chant immanquablement musical, un organe d’une pureté folle, enfin un jeu qui ne compte pas [lire nos chroniques du Joueur, du Démon, de Wozzeck et de la Quatorzième Symphonie].
BB