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Chroniques
Richard Wagner
Die Walküre | La Walkyrie
Dans une belle captation signée Don Kent, Bel Air Classiques livre aujourd’hui la première des trois journées du Ring d’Aix-en-Provence. Si tout donne à penser qu’après cette Walküre filmée en 2007 suivront le Siegfried de l’été dernier et le Götterdämmerung du prochain, rien ne laisse augurer que cette publication soit un jour complétée de son prologue, un Rheingold cependant indispensable à rendre honorablement compte du projet. L’avenir nous le dira…
Attachons-nous surtout aux bonnes choses de ce témoin. À savoir : l’excellence des Berliner Philharmoniker et la pertinence de l’interprétation de Simon Rattle, ainsi qu’une distribution vocale des plus probantes, à quatre-vingt treize pour cent. Où sont passés les sept autres ? Dans le gosier de Robert Gambill, piètre Siegmund aux attaques incertaines, aux ports de voix disgracieux, aux chromatismes descendants mal assurés, aux phrasés heurtés. Malgré ses approximations, le ténor affirme le même timbre coloré à l’impact flatteur.
À ses côtés domine un Hunding incroyablement charismatique, d’une santé médusante, incarné par la voix remarquablement projetée du jeune Mikhaïl Petrenko dont le chant bénéficie d’un impact phénoménal tant dans le grave que dans le médium et l’aigu. Jouissant d’un matériel d’exception, l’artiste russe associe à une conduite irréprochable de la ligne une grande musicalité ainsi qu’une convaincante intelligence dramatique. C’est incontestablement lui qui, par son effrayante autorité, tient la confrontation du premier acte. Willard White est un Wotan d’une souveraine sobriété, gardant sagement son expressivité de tout excès. Si l’aigu paraît un rien contrit dans les premières mesures, il s’éclaire bientôt, jusqu’à donner un troisième acte simplement fascinant.
Parmi les ricaneuses parfaitement clonées de l’Acte III, traînant de macabres dépouilles guerrières sur un escalier qu’on jurerait sorti d’un cahier d’esquisses d’Appia, se remarquent la généreuse vaillance d’Andrea Baker en Schwertleite, la voix ronde et riche en harmoniques d’Anette Bod en Rossweisse ainsi que l’élégance vocale accordée à Waltraute par Julianne Young. L’émission gracieuse que Lilli Paasikivi met au service de Fricka campe un personnage dont la dignité surprend, véhiculée par un art d’une distinction absolue. À des moyens faciles, Eva Johansson marie une émission souple et une projection fulgurante : sa Brünnhilde laisse pantois.
La walkyrie cède pourtant la place à la tendre Sieglinde d’Eva-Maria Westbroek. On ne dira jamais assez le plaisir pris à retrouver régulièrement cette artiste, appréciée il y a déjà quelques années à Stuttgart. Affirmant un grain toujours plus onctueux, une émission des plus souples et une confortable projection, le chant, immanquablement sensible et intelligent, magnifie le rôle comme rarement, à travers un art indicible du phrasé.
L’autre bonne chose, c’est la fosse. Avec ses bois enchanteurs, mais aussi un équilibre pupitral sidérant, la formation brandebourgeoise répond à la direction fougueuse de Rattle. Le résultat est à la fois rapide, nerveux et chantant, à travers deux premiers actes crûment contrastés, à l’urgence saisissante, puis un ultime épisode donné comme une élévation, sans lyrisme abusif. Ici, tout connaît une vie complexe ; ne comptez pas sur cette version pour vous lancer au visage des cartes de visite leitmotiviques !
Le produit vaudra pour tout ce qui vient d’être dit et qui est déjà beaucoup : une distribution efficace, une direction musicale enthousiaste, une prise de vues et un montage à la fois inventifs et respectueux. Y aurait-il donc un mais ?...
Si la mise en scène se jalonne de quelques trouvailles intéressantes, quelques trouvailles intéressantes ne sauraient suffirent à édifier une mise en scène. Ainsi apprécie-t-on l’idée de représenter Hunding en bourgeois défendant ses valeurs, celles du chien entendu dans son nom, contre le loup venu réveiller la sauvagerie jusque là domptée d’une louve qui s’ignorait. La lentille blanche sur l’œil gauche de Wotan est un accessoire discret qui ajoute de l’étrange au dieu. Mais fallait-il, vraiment, qu’il jouât avec une soldatesque de figurines sortie d’une boite de biscuits ? Cette production explore l’effort conscient de compréhension de Brünnhilde : peut-être était-il nécessaire de le tenter pour se rendre compte que l’option ne fonctionnait pas. Elle ne génère, en effet, qu’éternels froncements de sourcils d’une héroïne s’ingéniant durant tout le deuxième acte à se démonter le nerf optique. Bref : seule la clairvoyance innocente demeure possible. Fallait-il appuyer à ce point le possible stade lacanien du miroir évoqué par l’inceste entre frère et sœur (un inceste perpétré afin de préserver l’espèce, nous rappelle le livret lui-même, soit dit en passant et quoi qu’il plaise à Fricka de s’en indigner) ? Enfin, l’apparition de la walkyrie dans le sommeil de Siegmund annonce mais ne propose aucun troc.
Rien de quoi s’étonner : après une Elektra vulgaire, Stéphane Braunschweig affirme une marque de fabrique qu’il arbore depuis le fort malencontreux Ajax de ses débuts, pourtant abandonnée pour sa miraculeuse Jenůfa [lire notre chronique du 18 mai 2003]. N’étant pas suffisamment vigoureuse pour se faire gênante, sa lecture de Die Walküre se laisse facilement oublier ; sans doute est-ce sa plus grande qualité.
BB