Chroniques

par laurent bergnach

Richard Wagner
Lohengrin

2 DVD Opus Arte (2012)
OA 1071 D
Richard Wagner | Lohengrin

Les rats sont des animaux fascinants dont le comportement social est des plus instructifs. Dans The hidden dimension paru en 1966 – une dimension cachée qui désigne l’espace nécessaire à l’équilibre de tout être vivant, mais qui devient culturelle chez l’humain –, l’anthropologue américain Edward Twitchell Hall (1914-2009), spécialiste de la communication non verbale, évoque les recherches supervisées par l’éthologue John Calhoun quelques années plus tôt. Au terme d’un programme couvrant près d’une décennie et demi, il résulte que chez le rat blanc de Norvège, avide de moments de solitude à l’instar de l’homme, « la surpopulation détruit des fonctions sociales importantes, provoquant ainsi la désorganisation et finalement l’effondrement démographique ou la crise de mortalité ». Dans les faits, l’élévation de la densité démographique entraine une prolifération des classes et sous-classes, multipliant le nombre des mâles hyperactifs qui violent les règles territoriales pour s’accoupler sans les politesses d’usage. Harcelées sans trêve, les femelles peinent à mettre bas et même à survivre. L’équilibre des sexes est rompu et les survivantes d’autant plus sollicitées. Les mâles se côtoient dans une agressivité permanente (morsures des queues) tandis que l’éducation des petits part à vau-l’eau. Des études ultérieures impliquant les humains ont montré que ce n'est pas le simple manque d'espace qui provoque ce « cloaque comportemental », mais la nécessité pour les membres de la communauté d'interagir avec l'autre. Lorsque les interactions forcées dépassent un certain seuil, les normes sociales se détériorent à mesure que progressent les maladies physiques, mentales et psychosomatiques – bref, rien que n’ignore quinconque appartient à une nation qui encourage concentration anarchique et urbanisme déficient.

Ce long préambule permet d’amener en douceur le sujet qui fâche : celui de la controverse suscitée par cette production bayreuthienne de 2010, confiée aux metteur en scène Hans Neuenfels et décorateur Reinhard von der Thannen [lire notre chronique du 14 août 2011]. En effet, tous deux imaginent un laboratoire dont Lohengrin cherche à forcer la porte durant le Prélude, lequel abrite des scientifiques en blouse bleue (figurants) et des rats géants, noirs, blancs et roses (chœurs). Les expériences réalisées sur ces derniers sont les actions et les émotions des principaux solistes – transformant le groupe en « descriptions d’états d’esprit », comme l’exprime Neuenfels. Rejetée par beaucoup, cette présence/métaphore du rat – « un animal extrêmement intelligent, aussi repoussant que comique » – permet au moins de renouveler la vision de l’opéra wagnérien. Car à l’heure où certains musicologues d’opérette affirment sans ciller que « Wagner a fécondé Hitler par son pangermanisme, son antisémitisme, son racisme » (Le Figaro, 2 octobre 2012), on en a un peu ras le casque à pointe des Walkyries Grosse Bertha ! Cette fantaisie intemporelle est d’autant plus rafraîchissante que le propos est tenu d’un bout à l’autre, enrichi par trois courts dessins animés de toute beauté faisant écho aux accusations de Telramund.

Intervenant avec une voix d’enfant pour son adieu au cygne, Klaus Florian Vogt interprète un rôle-titre tout en souplesse. Une même fiabilité se retrouve chez Annette Dasch (Elsa), soprano clair et nuancé qui incarne d’abord une victime hallucinée percée des flèches de la rumeur, puis une femme au désir contrarié par ses propres démons. Jukka Rasilainen (Telramund) offre un chant bien accroché, face à la voix immense de Petra Lang (Ortrud), au masque quasiment permanent de rage et de haine – notons que le couple sera dévalisé sur le chemin du bannissement, au début de l’Acte II, ce qui peut le laisser plus amer encore. Avec un aigu cuivré, Georg Zeppenfeld (Heinrich) compose un roi fébrile qui craint à juste titre complots et révoltes, lui qui semble un sauveur ou un envahisseur, selon le point de vue [sur ces trois derniers interprètes, lire notre chronique du 5 mai 2008]. Samuel Youn, son héraut, impressionne par sa santé, son impact et sa précision. Quant au chœur, c’est l’art de la nuance qui le caractérise le mieux, tout comme celui d’une fluidité vigoureuse résume la prestation d’Andris Nelsons, en fosse.

Cette captation d’août 2011 s’accompagne d’un bonus de vingt-six minutes. Outre y retrouver les films d’animation déjà mentionnés, on pourra entendre des entretiens avec Katharina Wagner, Hans Neuenfels, Klaus Florian Vogt et Annette Dasch. Nous en retiendrons cette croyance du metteur en scène : liés à l’identité allemande, les aspects que Wagner aborde dans Lohengrin, comme « l’étroitesse d’esprit, la timidité, le patriotisme, mais aussi la brutalité, la violence et le Teutonisme », sont une critique du caractère national. Ce qui relativise, à juste titre, le pangermanisme évoqué plus haut – et sinon, considérons aussi que Napoléon a posé des rails vers les chambres à gaz.

LB