Chroniques

par bertrand bolognesi

Richard Wagner
Tristan und Isolde | Tristan et Iseult

1 coffret 3 CD The Intense Media (2013)
221 800
Richard Wagner | Tristan und Isolde

L’ultime Tristan de l’ancien Bayreuth remontait à 1939 ; il avait été dirigé par Vittorio de Sabata, le deuxième non-germain que connut la Colline verte, après Toscanini neuf étés auparavant. Avec la réouverture du Bayreuther Festspiele dénazifié (29 juillet 1951 : Furtwängler jouait la Neuvième de Beethoven), la jeune génération prend la barre en la personne de l’ami Karajan. Nouvelles voix et nouveau chef, cette version de 1952 fut maintes fois commentée. À The Intense Media d’en livrer une mouture comme neuve !

Les artistes en présence ont environ le même âge, à l’exception du roi Marke, ce qui est indéniablement une aubaine pour le crédit de la représentation. Avec des chanteurs d’une petite quarantaine, donc en pleine maîtrise de moyens qu’ils ont encore fort vaillants, le résultat tient du miracle. Et quels chanteurs ! Nous entendons un Gerhard Stolze tombé du nid, pour ainsi dire : à vingt-six ans, il offre au Seeman une ligne fiable, bien conduite, avec la tension satisfaisante. Autre « bébé », le Steuermann parfaitement en place de Werner Faulhaber… qu’au printemps suivant un accident tuerait sur la côte ligurienne. Moins spontané, Gerhard Unger (Hirt de trente-six ans) prête un certain moelleux, lorsqu’il s’en tient à une émission légère. On retrouve l’excellent Hermann Uhde en un Melot dru, fermement timbré, sans appel. Vétéran du plateau vocal (à cinquante-trois ans, n’exagérons rien), Ludwig Weber donne un Marke large, douloureux, âpre même. Le chant est infiniment nuancé, et l’extrême tristesse de l’inflexion montre un roi amoureux d’Isolde, amoureux de Tristan, amoureux de l’amour – un vieux roi trahi par lui-même, au fond. La jalousie est saisissante, plus que la déploraison finale qui accuse quelques aléas de justesse. Encore une jeune voix, celle de la Viennoise Ira Malaniuk qui, d’une grande poitrine riche en graves qu’orne une couleur étonnamment claire, campe une Brangäne immense d’onctuosité, au legato irrésistible. Une mer à lui tout seul, et malgré ce vibrato qu’on lui connaît et qui ne manque pas de laisser quelque peu dériver l’intonation, le Kurwenal d’Hans Hotter assène une ballade de Morold d’une totale insolence, avant de se révéler tendre et funèbre à l’Acte III – à pleurer.

Il y a quelque temps nous vous parlions d’un couple mythique du monde wagnérien. Martha Mödl était la Kundry de Clemens Krauss et son Parsifal n’était autre que le ténor chilien Ramón Vinay [lire notre critique du CD]. Un an plus tôt, ils incarnaient ô combien suprêmement les grands amants, quintessence de l’amour, infaillible enchantement (dans le vrai premier sens du terme : possession par quelque magie).

Dès son apparition, Vinay bouscule le haut-parleur, pourrait-on prétendre, tant la voix, brillante et totalement offerte, est bandée. À ce naturel indicible son Tristan mêle un art confondant qui toujours mène généreusement la phrase. L’investissement est extrême, du premier échange du couple, altier, à l’effort frémissant du dernier souffle, en passant par la pureté de l’exposition à la réparation de la mort de Morold, la reconnaissance flamboyante de l’âme sœur à l’éveil du philtre, brûlant de désir, les retrouvailles littéralement orgasmiques du deuxième acte, la discrète vaillance de l’auto-condamnation à l’exil (où il gagne une sorte d’héroïsme à rebours), etc.

Lui répond une Isolde de feu, d’abord surgie d’un hurlement de rage, fier à la folie. Des deux premiers tiers de l’Acte I, elle est la tornade qui tient l’écoute en haleine, Isolde impérieuse, assurément, mais encore furie terrifiante qui oppose au moelleux du récit de la guérison de Tantris les ténèbres abyssaux de la malédiction. Dès l’abord le personnage se révèle très complexe, partagé entre ce qui paraît être un devoir de bienveillance et une majesté de chat sauvage – il faut entendre l’intelligence diabolique de son « Nun lass uns Sühne trinken » ! Au philtre de faire son effet… un velours imprévisible domine soudain la projection vocale, un velours qui traverse les ébats du II d’un legato formidablement sensuel. Quelle ardeur, ce duo ! Il y va d’un je-ne-sais-quoi de proprement sexuel. L’expressivité-fleuve de l’éternel retour (III) atteint une souffrance d’une amplitude presque insupportable, quand survient la mort : l’héroïne s’élève dans un flamboiement de fête, exaltation infinie – littéralement « plaisir extrême ».

Il paraît impossible qu’un chef n’avance pas avec ce couple. De fait, la lecture d’Herbert von Karajan semble comme frappée de la perception d’un ici-et-maintenant dès le bondissement sonore d’Isolde. Avant ? Le Vorspiel s’enlise dans un avant-goût de ce que seront les concerts cérémonieux des dernières années, non sans un peu d’esbroufe dans les sforzati et des pizz’ graves trop appuyés. Le geste s’étire au point qu’on gagnera à l’écouter séparément, comme un moment de concert, son rôle introductif n’y pouvant mais. Mais Martha Mödl survient ! Et avec elle une contagion à laquelle il aurait été vain de songer à résister – on en entendrait presque la paupière du chef se lever. La fosse patine un peu, puis l’inspiration gagne tous les étages, de sorte qu’à la ballade de Kurwenal la voilà pleinement investie. La rage d’Isolde est une épidémie : à l’orchestre de brûler de fièvre, de dire les cœurs.

Rien de durable, pourtant… une grosse baisse de régime frappe la fosse à l’acte médian. On trouvera dans les voix tout l’intérêt musical et le danger dramatique. Puis les amants s’emportent, et comme précédemment Karajan semble vibrer du même émoi. À partir de là, son engagement n’en démordra plus. Le troisième Prélude est tout amertume et intensité, laissant la nudité du cor anglais dire toute l’humaine fragilité. Le relief de l’urgence en fracasse la méditation jusqu’au tremblement, jusqu’à induire une Liebestodt presque rapide, d’un orchestre chatoyant. On ne s’en lasse pas.

BB