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Chroniques
Richard Wagner
Tannhäuser
Il a coulé beaucoup, beaucoup d’encre sur cette production que Sebastian Baumgarten signait au Bayreuther Festspiele en 2011. Dans toute polémique, et de très vive façon lorsqu’il s’agit d’opéra, les prises de position arborent bien souvent un tour excessif qui amidonne ses cols dans la poix du ridicule et même de l’absurde. Ainsi des défenseurs de la tradition, selon eux garants de l’authenticité en ce qu’ils sauraient exactement ce qu’il faut comprendre de l’œuvre de Wagner ; ainsi des champions de ce qui s’autoproclame l’avant-garde de la conception scénographique – l’usage de ce terme absorbe les vocables désormais confus de mise en scène et de performance –, de même gardiens du temple de la modernité, celle du maître, bien entendu, puisqu’eux aussi sauraient exactement ce qu’il faut comprendre de son œuvre.
Bref, tout le monde sait, bien que personne ne sache la même chose.
Le sujet n’est donc pas le respect à la lettre ou à l’esprit, auquel cas moins vain serait le débat, mais la déclaration d’appartenance de chacun à tel ou tel clan (les plus purs ou les plus malins, l’hier du grand aujourd’hui que le bel aujourd’hui prétend demeurer du triste hier, etc.) – au fil du temps la même vieille ruse ne change pas : c’est uniquement de snobisme qu’il est question, de part et d’autre. Lorsqu’il est filmé le 12 août 2014, ce Tannhäuser déjà ne fait plus scandale, mais continue d’attirer les regards en ce qu’il fit objet : un trait fondamentalement wagnérien se cristallise en ce processus paradoxal qui, d’un an l’autre, fait de toute nouveauté revendiquée en tant que telle et rejetée à ce titre l’icône du passé – sur la colline, tourner la page c’est la sanctifier.
Le recul, cela ne s’invente pas. Aussi ne jettera-t-on point la pierre à l’engagement intrépide et à la naïve suffisance qui traversent les lignes publiées « à chaud » par notre média [lire notre chronique du 13 août 2011]. Quatre ans plus tard (lorsqu’on regarde cette captation), il suffira d’en rappeler quelques éléments. Baumgarten fit appel au plasticien Joep van Lieshout, créateur de sorte de « coopératives » où se conjuguent les concepts d’architecture, de production artistique, de cantine et de communauté créatrice, entre autres. « AVL Biogaz », comme s’appelle le complexe où sont invités le public mais encore l’opéra lui-même, avec tous ses personnages, est l’une de ses machines d’autoproduction, AVL étant l’acronyme d’Atelier Van Lieshout.
En fait, AVL est une installation plastique à prétention sociocritique autorecyclable absorbant le festival lui-même, au delà de l’ouvrage qui, comme par inadvertance, s’y abrite quelques heures durant. Loin de considérer comme un stéréotype le fait de ranger le mal au sous-sol et la sainteté aux étages, soulignons le mécanisme ingénieux qui transcende le bien par le péché, élevant la pulsion jusqu’à la grâce. À partir de là, tous les moyens sont bons et forcément justifié le recours qu’en ont Christopher Kondek (vidéo), Nina von Mechow (costumes) et Sebastian Baumgarten.
Cet objet interroge notre quotidien et le fait par essence, sans être dérangé par la visite que lui fait Tannhäuser. En cela, il soulève d’autres choses : le bien-fondé aujourd’hui d’un art qu’on appelle « mise en scène », l’extrême prétention des compositeurs à vouloir intégrer quelque sujet à leur œuvre (social, littéraire, philosophique, spirituel, etc.), enfin la coupable candeur du spectateur venu chercher là le miroir de son admiration pour tel opéra. La machine AVL est dévorante : en ces temps de « pousse-toi-de-là », il faut l’applaudir, c’est entendu ! Gardons-nous donc d’émettre la moindre opinion contraire, de peur d’aviver le manifeste durcissement des aficionados à l’égard de toute démarche intellectuelle, le nuage quasi orgasmique de l’instant précis de l’adhésion prévalant sur le libre-arbitre, puisqu’il survient à Bayreuth.
Il paraît que Tannhäuser accueille voix et orchestre – le lecteur ne manquera pas de se réjouir de cette bonne nouvelle. En Vénus parturiente, on apprécie le chant onctueux, enveloppant même, de Michelle Breedt, plusieurs fois saluées dans nos colonnes [lire nos critiques des enregistrements Die Meistersinger von Nürnberg, Пасажирка et Goya]. Bien qu’irréprochable, l’Elsa illuminée et hystéromorbide de Camilla Nylund paraît vocalement en retrait. En revanche, le Pâtre de Katja Stuber convainc sans aucun doute, avec une ligne très précisément menée, un timbre charmant et un phrasé toujours musical. Kwangchul Youn commence plutôt bien son Landgraf, mais accuse assez vite un vibrato malséant qui le discrédite, par delà le bon souvenir qu’on garde de l’artiste [lire nos chroniques du 31 juillet 2013, du 14 avril 2011 et du 20 février 2010]. Citons encore l’heureuse clarté de Lothar Odinius en Walther et, surtout, le Wolfram fort lyrique de Markus Eiche, aussi ferme que tendre, dont le souverain legato semble inépuisable [lire nos chroniques du 13 décembre et du 4 juillet 2015]. Autre fatigué de ce soir-là, l’Heldentenor Torsten Kerl ne réunit pas les atouts attendus [lire notre chromique du 10 octobre 2012] : son Tannhäuser souffre de portamentos disgracieux, il ne se stabilise qu’après vingt minutes de chant et, plus il avance dans la représentation, plus l’émission est heurtée.
Le meilleur pour la fin : préparé par Eberhard Friedrich, le Chor der Bayreuther Festspiele livre des interventions proprement luxueuses, quand en fosse Axel Kober cisèle une lecture classique mais leste, lyrique quand il le faut, parfois flamboyante, sans rien de trop appuyé. Le chef franconien signe un Tannhäuser raffiné, dans la lignée de ses précédentes interprétations, parfois prudentes, toujours avisées [lire nos chroniques du 21 avril 2014 et du 4 mai 2013].
BB