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Chroniques
Richard Wagner
Parsifal | Perceval
Rien ne va plus en Tcherniakovie lorsque le tsar Dmitri s’empare du Graal ! Filmé au Schiller Theater de Berlin où dut longtemps s’exiler la Deutsche Staatsoper Unter den Linden durant le grand chantier de sa restauration, et où nous avons suivi plusieurs de ses productions [lire nos chroniques de Jakob Lenz, Die Gespenstersonate, La damnation de Faust, Le vin herbé, Tannhäuser, La fiancée du Tsar et Don Giovanni, ainsi que du programme Wolfgang Rihm défendu par le Quatuor Minguet], le Parsifal du metteur en scène russe pourrait bien être le plus mauvais qu’il nous fut donné de voir. Moins résolument familiale qu’à son habitude, bien que n’y soit point évité l’anecdotique show psychologique quant à la sortie de l’adolescence de Kundry et de Parsifal, sa grille de lecture semble n’être pas dénuée d’intérêt, ce qui laisse penser qu’une exigence artistique plus aigüe, qui ne se serait pas contentée de l’impact scénographique et d’une caricaturale occupation de l’espace, aurait pu en révéler d’autres atouts, ici condamnés à une nébulosité autocomplaisante.
Le rideau se lève sur un intérieur médiéval voûté, percé de fenêtre du XIXe siècle. Un carré de projecteurs est suspendu au centre, sans autre volonté qu’un but pratique, ce qui indique la saisie du lieu à d’autres fins que spirituelles – peut-être usine, bureau ou entrepôt, lors d’une période révolu –, quasi ruine abandonnée aux chevaliers du Graal. Les lourdes parkas des personnages montrent que la bâtisse n’est pas chauffée. Dans cette communauté essoufflée, les hérauts d’Amfortas figurent autant d’Abbé Pierre un rien zombifiés. Imperméable beige des années soixante, sac de cuir, la sauvageonne survient dans ces murs désolés, carnet et bouteille en main. Gurnemanz est le maître à penser qui, plutôt qu’à rappeler les origines du cultes par son récit, fait un cours devant un diaporama. L’Idiot divin surgit en short de randonneur, l’air suprêmement niais, tout foufou avec son sac à dos. Seul à n’avoir pas froid, l’adolescent se change sans façon. Passée la plus morose des procession, on découvre un Amfortas misérabiliste, sous les pansements maculés qu’il finit par arracher afin que de la plaie béante l’on recueille un sang noir, distribué à la petite cuillère à tous les protagonistes. Le dernier geste du premier acte est Kundry recueillant dévotement la chemise souillée du malade.
Le même décor est utilisé pour l’acte médian, mais fraîchement ripoliné, tout blanc, tel un Montserrat remis à neuf. C’est un leurre où le magicien Klingsor distribue des bonbons aux Filles-Fleurs, gamines jouant encore à la poupée. Tcherniakov renonce au redoutable personnage, omnipotent et manipulateur, pour ne souligner que le ridicule d’un pantin placé par le destin sur la route du héros – en effet, il n’est pas interdit de voir Klingsor comme une sorte de Mime, lui aussi vaincu par leBien, mais le fait que Wagner ait choisi un baryton-basse plutôt qu’un ténor invite à penser autrement… Les jeunes femmes n’accueillent pas le jouvenceau surgi là par la fenêtre, après avoir escaladé la façade ; elles jouent à la balle, sans chercher à le séduire. Le récit des origines de Parsifal, développé par Kundry, s’agrémente d’un cavalier de porcelaine, accessoire précieux comme l’enfance perdue. Ici, c’est lui qui tend son désir qu’elle repousse. Il revient pour la compassion révélée, presque nu, tandis qu’elle revêt la chemise d’Amfortas : ladite révélation s’englue dans un chenal érotique complexe, teinté d’inceste, sensé mener à la pitié – à la piété, selon l’étymologie. L’éclaboussure écarlate sur le visage du converti est un détail assez gore qui n’apporte rien d’autre que de rappeler, dans un réalisme superfétatoire, le final de l’acte précédent.
Nous retrouvons au III le dispositif du I. Sur l’écran, Gurnemanz commente les décors de représentations historiques de l’ouvrage, selon une mise en abîme qui invite à réfléchir au devoir de lecture renouvelée, Tcherniakov en tête – quelque chose comme une auto-proclamation de génie, au fond. Un phénomène curieux survient alors, par-delà le banc retourné, le cercueil et la dépouille de Titurel emmaillottée dans une couverture orange : une irrépressible envie de rire – on ne va pas pleurer, tout de même, allons ! Kundry contemple sa poupée, Parsifal le chevalier de porcelaine qui tourne éternellement, selon une poésie d’échangeur autoroutier. Après avoir descellé la bière de son père et copieusement roulé des yeux (hommage à la première gloire des studios de Babelsberg ?...) en s’y couchant avec force sanglots, Amfortas fait convulser ses mains tandis que les deux sauvages s’embrassent goulument. En ultime sacrifice, Gurnemanz poignarde Kundry sans ciller.
Inégal, le plateau vocal satisfait diversement. On y retrouve le timbre chaleureux et l’intonation au cordeau d’Anja Kampe en Kundry, quelques années (la captation date d’avril 2015) avant ses incarnations de Vienne et de Paris [lire nos chroniques des 29 mars et 13 mai 2018]. Nous souffrons avec l’Amfortas de Wolfgang Koch, non par compassion face à sa blessure suintante mais vite usés que nous sommes par une justesse approximative, trop en peine deux ans après sa prestation salzbourgeoise [lire notre critique du DVD]. À l’inverse, Tómas Tómasson offre un Klingsor généreusement émis qui ravit l’écoute, tel qu’à Bruxelles en 2011 [lire notre critique du DVD]. Indiscutablement, Matthias Hölle est parfaitement distribué en Titurel, en grand wagnérien qu’il est. Andreas Schager, qu’on entendit avec meilleur avantage [lire nos chroniques du 25 juin 2014 et du 19 avril 2016], soulève maigre enthousiasme : la voix tremble à l’Acte I, barytonne au II et, tous moyens enfin recouvrés (mais peut-être le produit propose-t-il un montage de plusieurs soirées), le ténor se flatte au III d’une vaillance béate dont la musique n’a que faire. Deux basses relèvent le niveau : le jeune Grigory Shkarupa dont le grain caressant et sonore fait merveille en Chevalier [lire notre chronique du 26 avril 2018], et surtout René Pape, immense Gurnemanz, ici plus souple encore, superbe, qui dote d’un legato sublime le récit de la souveraine liberté des animaux [lire nos chroniques des 2 mars et 18 décembre 2013, ainsi que du 31 juillet 2018].
Au pupitre de la prestigieuse Staatskapelle Berlin, Daniel Barenboim – un malheur n’arrive jamais seul… Le premier Vorspiel est livré tout cuit, très fort, la fluidité des cordes s’avère d’une triste platitude et la distorsion du tempo ne supplée en rien à l’absence de pensée. Contrairement au Tannhäuser qu’il dirigeait au printemps précédent, le chef s’en tient cette fois à une démonstration de Große Musik, entre brutal martellement et étirement épuisant, pour l’auditeur comme pour les vents dont on se demande comment ils ne meurent pas en fosse dès le début. Pour l’acte central, Barenboim gagne un peu de nerf, mais il vagit dans une lecture brouillonne et dénuée de relief. Le III manque cruellement de profondeur et de climax, il n’est qu’exécuté. Ce Parsifal demeure donc globalement fort décevant et dispensable.
BB